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«Brigitte Aubignac - La Vie retrouvée» Dominique Stella, Commissaire de l'exposition
«Les Faunes» Michel Bulteau, Poète
Catalogue de l'exposition «Portraits Anonymes, Garçons et Faunes», Éditions Grafiche Aurora, 2007

Brigitte Aubignac appartient au cercle des peintres parfaitement identifiable par le seul fait qu'il ne comporte que de rares représentants relevant le défi de la peinture. Car telle est l'ambition de Brigitte Aubignac, «peindre» contre toutes les tendances, contre toutes les modes dans le seul but de vouloir tracer les fragments actuels d'une histoire qui remonte au temps les plus lointains de l'homme.

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Cette tradition de la peinture fut la base du développement de son oeuvre qu'elle accomplit par un travail de méditation et de connaissances approfondies des maîtres anciens auxquels elle se réfère dans sa première recherche entièrement consacrée au thème de Marie-Madeleine. Ce qui l'anime c'est d'abord le goût de la peinture, sa saveur pourrait-on presque dire. Brigitte Aubignac à travers ses différents cycles de la madeleine rejoint le travail d’artistes primitifs, renaissants ou baroques, cherchant les traits d'une humanité que plus q'aucun autre la Madeleine symbolise. Brigitte Aubignac cite volontiers Andre del Sarto, Titien, Rubens, Roger Van der Weyden. Tous ont représenté cette figure emblématiques, souvent sous les traits de personnes bien réelles. La Madeleine symbolise la femme, non idéalisée pour ses qualités et les défauts qu'on lui prête, elle est une trace d'humanité dans des représentations religieuses souvent idéalisées. Elle est la part de l'obscure et de l’être charnel à laquelle les peintres d'alors s'attachent dans une représentation minutieuse qu'étudie Brigitte Aubignac : «Dans les représentations de groupes, en présence des autres protagonistes de la Passion du Christ comme les Piétas ou les Mises au tombeau, Descentes de croix, que je découvris une autre Madeleine, plus humaine, plus viscérale, celle qui devenait alors pour moi «la préférée des peintres», parce qu'elle est omniprésente, sa silhouette, son visage jaillissent de la composition, son visage n'est jamais anodin ou idéalisé comme peut être celui de la Vierge. C'est un Portrait...»

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C'est en 1990, lors d'un voyage à Florence, que Brigitte Aubignac tombe en arrêt devant une représentation de Marie-Madeleine par Donatello, la femme est décharnée, d'une maigreur qui ne laisse apparaître aucun signe de féminité. Cette image très forte d'une femme douloureuse frappe la jeune artiste qui en fait le personnage central de son oeuvre de façon constante et même obstinée de 1990 à 2002. Trois cycles retracent une vie à la fois réelle et imaginaire de ce personnage rempli d'humanité, de contradiction et de compassion. Un premier cycle constitué de 12 peintures illustre une journée de solitude de Marie-Madeleine dans sa grotte où elle s'est retirée pendant trente ans. Il s'intitule «Marie-Madeleine, l'Abri tranquille». Cette grotte imaginaire, ou réelle, où la Madeleine aurait effectué sa retraite, que certains situent près de Sainte Baume en Provence, sert de prétexte à une série de tableaux dans lesquels l'artiste décrit dans tous les détails, la vie de la Sainte dans ses menues activités de la journée. La paix contraste avec l'ampleur du renoncement et la série s'achève sur un portrait d'un réalisme emprunt de nostalgie.

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Ce premier cycle est suivi d'un second volet «Au Sanctuaire», un texte et 16 peintures sur la visite d'un sanctuaire dédié à  Marie-Madeleine. L'artiste y travaille de 1997 à 2000. La vie des pèlerins anime le lieu. Les offrandes, les chants, le marchand de lumière, la gardienne du temple, les rites sacrés...

Ces sont tous ces événements minuscules et majeures que dépeint l'artiste dans une palette de camaïeux de gris-bleus et une dominante de tons bruns traversés par un trait lumineux de jaune. La lumière y est diffuse et l’atmosphère quelquefois festive. L'artiste semble intéressée par la ferveur, mais aussi par l'anecdote des événements et le désir d'une représentation fidèle de scènes de la vie ordinaire.

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Brigitte Aubignac dessine ici le style qui marque sa création. Une patiente recherche de vérité à travers une interprétation «inventée», propose ainsi une image interprétée du réel. L'interprétation se fait à travers son propre filtre de solitude dans laquelle l'artiste s'est elle-même enfermée pour atteindre au mieux la vérité des sentiments qu'elle cherche à restituer sur la toile. Elle dépeint ainsi sa propre réalité réduite aux éléments qui l'entourent qui deviennent alors le sujet de la peinture.

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Peu à peu son univers s'élargit, et dans le cycle suivant «Après les larmes», 3eme volet de la série consacrée à Marie-Madeleine, 15 diptyques, toujours de petits formats, s'animent d'un souffle nouveau, comme un retour à la lumière et un droit à la vie. Après l'enfermement et le repentir surgissent les traces d'un possible et s'ébauchent les événements d'une vie qui s'ouvre à la nature. Les portraits se doublent de paysages, la lumière est plus vive, la vie se fait plus frivole. Cette suite de tableaux exécutée entre 2001 et 2002 apparaît comme l'aboutissement d'une quête où la peinture sort de l'ombre, et où la méditation offre à voir les fruits de sa lente maturation.

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Dès lors Brigitte Aubignac s'attache à peindre une réalité vivante, anecdotique, emprunte d'émotions, dont elle cherche à capturer l'intensité dans une série de «portraits» qu'elle intitule «Portraits anonymes». Elle semble se délecter à inventer une galerie de personnages dont aucun n'a d’existence réelle mais dont tous représentent l'archétype d'un modèle fréquemment rencontré. «Le Tricot», «Le Sac», «L'Ado», «Le Soutien-gorge», «Go», elle les nomme  par leur signe distinctif et leur visage suggère ceux que l'on pourrait croiser dans la rue, sur un plage, où dans l'intimité partagée de moments complices. Cette galerie est constituée d'une vingtaine de petits formats (25.5 x 26.5 cm) exécutés dans une technique à l'huile parfaitement classique et maîtrisée, mise au point lors de sa lente méditation durant le cycle de la Madeleine. Ils restituent cependant une vivacité tout a fait actuelle, pleine de chaleur et d'humour, dont l'artiste s'était volontairement éloignée lors de son travail précédent, dans lequel elle cherchait aussi un idéal pictural s'attachant à reproduire une peinture séculaire. Depuis les «Portraits Anonymes», qu'elle exécute entre 2003 et 2005, le temps de conception de l'oeuvre s'accélère, la méditation fait place au plaisir de peindre, et à l'invention de nouvelles figures qui accompagnent le déroulement d'une histoire. Car l'artiste raconte son histoire et l'histoire d'un quotidien qu'elle égraine dans cette série de petits tableaux, précieux dans leur exécution, mais aussi ironiques, joyeux, pensifs, truffés d'anecdotes et de détails qui les rendent vivants d'une réalité toute personnelle. Ces portraits dessinent la rencontre du réel et de l'imaginaire, à travers des figures qui nous ressemblent presque, mais qui n'ont aussi aucune existence charnelle. C'est en cela que l'artiste invente son histoire : on pourrait écrire, comme dans les génériques de films «Ceci n'a aucun rapport avec des faits réels et toute ressemblance avec des personnes existantes est fortuite»...Nous avons cependant quelques doutes, car Brigitte Aubignac nourrit son travail d'impressions, de sensations, de sentiments recueillis à même la vie, et c'est en cela que ces portraits interpellent ; l’oeuvre s'attache à la mise en scène d'un vécu réel qui en constitue le véritable fondement. Pour Brigitte Aubignac, la peinture est vivante et se résout dans sa confrontation avec le réel par la recherche d'un équilibre et d'un certain idéal pictural.

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L'artiste poursuit l'exercice entre 2005 et 2006, par l’exécution d'une autre série d’oeuvres  qu'elle intitule «Les Garçons», probablement inspirés par la présence de son fils adolescent dans une confrontation quotidienne. Brigitte Aubignac invente une réunion de jeunes hommes, qui peuvent aussi atteindre une certaine maturité. L'inspiration de cette série semble plus intimiste, et implique une mise en scène plus complète. Le visage, le corps, l'attitude, le décor construisent ces oeuvres, toujours de formats réduit, prétextes à des variations sur un thème personnel mais aussi terriblement universel. Chaque peinture est précise et dessine un monde occupé, en partie centrale, par le personnage vivant d'une existence fortement ancrée dans notre époque. L'artiste travaille le détail des corps, des vêtements et de l'environnement qui enracinent l'oeuvre dans une histoire que l'on peut dater. C'est un portrait d'époque que Brigitte Aubignac esquisse à travers cette série de peintures, illustrant les modèles humains entourés des éléments significatifs d'une existence actuelle. Elle travaille les perspectives, met en place son sujet dans un cadre construit selon les canons classiques - aucun bouleversement des perspectives, aucune mise en question des formes - Le travail de Brigitte Aubignac s'impose dans la rigueur de ses repères construits; son originalité repose sur son habileté à créer à l’intérieur de ces contraintes une œuvre véritablement personnelle qui dégage une atmosphère empreinte d'une réalité objective, mais toujours objet d'interprétation. Chaque personnage vit de son existence propre, l'artiste s'applique à le définir précisément à travers une action, une attitude, image instantanée qui représente à la fois un archétype humain mais aussi réflexion sur le monde.

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La peinture de Brigitte Aubignac interroge le réel. La présence physique des personnages est soulignée par la perfection des détails, les mains, les pieds, les traits du visage marquent leur individualité, alors que la composition accentue leur appartenance au monde. Cette peinture, ces thématiques rattachent le travail de l'artiste à une recherche qui s'inscrit dans l'histoire profonde des choses. Elle vise à rendre le monde intelligible, et ne se réduit pas au jeu des formes... On pourrait définir sa peinture comme un ensemble d'images qui a pour fonction d'intervenir dans la psyché des individus. Toutes ces images ont un sens profond, et les divers éléments qui les composent concourent à cette signification. Elle tend à proposer des archétypes, afin que les tableaux racontent une histoire - c'est à dire qu'ils appréhendent d'une certaine manière la réalité. Tout doit être signifiant jusqu'au plus intime détail. Le référence à soi ne constitue pas le point de départ de l’oeuvre. L'artiste ne met pas en scène son propre sentiment, elle propose un regard sur le monde dans une volonté d'en traduire une part objective, qui demeure cependant une interprétation, une lecture, devenue élément de ce monde et entrée dans l'imaginaire collectif. Il s'agit donc d'une représentation poétique et vitale, recherche d'une vérité qui passe par l'image et l'histoire qu'elle raconte. Brigitte Aubignac peint selon cette rigueur, mais aussi selon une humeur joyeuse qu'elle communique à travers les couleurs et les mouvements de ses personnages «anonymes» ou «garçons» qui s'adressent à nous, pleins de vitalité et de naturel dans un dialogue qui nous semble évident. De cette recherche qui mettait en scène des valeurs du quotidien, à travers une galerie de figures presque familières, naît soudainement et de manière totalement inattendue, un récent travail de l'artiste sur le thème du «Faune». La fin d'année 2006 voit poindre les premières transformations des êtres en une forme mythologique d'inspirations gréco-romaine : le faune. Compagnons de Dionysos, les faunes, crées à l'image du dieu Pan sont des petits dieux bienveillants et protecteurs des troupeaux. Selon la tradition, l'artiste les figure velus, cornus, avec des pieds de chèvres et des oreilles mobiles. Ils personnifient la fécondité de la nature. Leur influence est bénéfique mais leur vue provoque la mort. Ils sont le trait d'union, le véhicule entre le quotidien et le merveilleux, librement interprétés par l'artiste qui les utilise comme figure magique, symbole d'un monde invisible et mystérieux. Le merveilleux surgit ainsi dans l’oeuvre de Brigitte Aubignac rappelant quelques traits d'histoires liés à la mythologie. Le faune est, en quelque sorte, un satyre romain. Au départ, les faunes n'étaient que deux, les divinités rurales de la terre et de la nature, Faunus (le mâle) et Fauna (la femelle). Mais les faunes, de part leur apparence, furent rapidement assimilés au dieu grec Pan qui s'était entre-temps multiplié. Ils se multiplièrent aussi et cette prolifération nourrit le travail du peintre. Pourquoi ces êtres espiègles  et quelques peu inquiétant surgissent-ils dans l’oeuvre de l'artiste? Ils correspondent à une vision de la nature, entre humanité et divinité, ils sont l'image métaphorique de l'homme dans un monde que l'artiste figure dans ses aspects les plus désastreux. Les faunes de Brigitte Aubignac apparaissent tels des clochards fréquentant assidûment les décharges...

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Mais ces êtres ne sont en rien misérables. Leurs attitudes expriment une certaine complicité et une réelle joie. A mi-chemin entre l'animal et l'homme, les faunes de Brigitte Aubignac constituent une étape de la métamorphose qui voit naître les hommes issus de cette apparence quasi-animale, tels des mutants dans un monde bouleversé. Son talent se libère dans cette forme imaginaire qui évolue dans des paysages de collines où de forêts , que l'on imagine en périphérie des villes, construits selon une technique de perspective d’atmosphère, à peine soulignée par le modelé de quelques lignes, suggérant un monde vaste, imposant et à la fois incertain et joyeux. Cette nature n'est guère menaçante, elle accompagne le cheminement et les bavardages de ces êtres hors du temps, qui jalonnent des chemins bordés de fleurs exquisément peintes. Il s'agit aussi de la métamorphose du peintre qui libère son geste dans des tableaux de formats imposants, en contraste saisissant avec les œuvres de petit format qu'elle peignait jusqu'a présent. Cette nouvelle histoire nous conduit dans sa dernière aventure picturale qu'elle ne fait qu'aborder dans cette exposition, nous annonçant d'autres surprises...

«Les Faunes» Michel Bulteau, Poète

Les faunes sont de retour, Ils n'habitent plus seulement la poésie de Mallarmé, la musique de Debussy ou la peinture de Böcklin. Peut être n'avons nous pas rôdé avec suffisamment de patience en lisière de forêt pour les voir apparaître? C'est vrai qu'ils n'aiment guère se montrer ces bouffons involontaires aux sabots légers. Ils ne semblent pas non plus aimer passionnément le mystère. Ni déranger inutilement leurs frères humains. Pourtant.

Le grand mérite de Brigitte Aubignac est de révéler à nos âmes refroidies ces êtres au sang chaud et de peindre avec beaucoup de tendresse ces exclus du XXI e siècle. Elle met la tonalité de l'ensemble au service de la création poétique et picturale, y inscrivant ainsi sans aucune gêne ses sentiments personnels.

Les faunes sortis de son aiguë attention au monde, cheminent par deux. Ils ont deux sabots, ou un sabot et un pied humain, ou encore les deux pieds libérés de leur condition de «fous artificiels» comme dirait Baudelaire. L'un d'entre-eux, coiffé d'un chapeau tente d'enfiler une chaussure. Un autre qui a délaissé sa flûte (car les faunes sont de délicats musiciens) est appuyé à un arbre, la main posée sur un lecteur de CD portatif : celui-là a déjà les oreilles hors de la mythologie!

En parlant d'oreille, arrêtons-nous un moment devant le tableau grand format à la gloire des faunes. Saisissant. On croirait presque un arrêt sur image du film de Jerry Schatzberg, L'Épouvantail. Le faune blond, compassionnel, est vêtu d'un tee-shirt et d'un caleçon. Les seuls attributs qui restent de son état de faune sont de merveilleuses oreilles, de celles dont Rabelais disait qu'elles permettent d'écouter l'autre monde. Il soutient un compagnon moins chanceux encore pourvu de sabots et aux jambes recouvertes de poils faunesques sur une route déserte dont les bas-côtés sont encombrés de matériel de chantier, de pneus et de ferraille. Le paysage esquissé qui les entoure est vert (Goethe trouvait au vert des vertus apaisantes) et jaune (couleur de la terre et du soleil). 

Ils ont bien du courage ces faunes d’être tentés par la normalité de l'existence. Passer un pantalon, essayer une chaussure est pour eux un exploit.

Le peintre nous révèle parfois leur visage ou au contraire laisse leurs traits pris dans une gangue violacée, comme une chair contusionnée, ou simplement indiscernable, dans les transes de la musique ou du découragement.

Je m'en voudrais de ne pas mentionner le tableau du pique-nique. Un faune joue de la flûte pour un couple et un enfant (il a un arc avec une flèche) assis en forêt sur des pliants. Quelle délicieuse rêverie!

Et cet autre faune qui gonfle des ballons et, de la pointe de son sabot droit, avec une fermeté digne de celle de son aîné posant sa main gauche sur l'épaule de Procris morte, dans une peinture de Piero di Cosimo, empêche de s'envoler un ballon déjà gonflé...

Brigitte Aubignac, en donnant l'opportunité de surprendre ces divinités déchues s'affirme comme un peintre de la vie moderne.

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