«Après les Larmes» Luigi Meneghelli
Catalogue de l'exposition «Après les Larmes», Éditions Massimo Carasi Arte Contemporanea, 2002
Quand vous restez trop longtemps sur le même sujet, en vous renseignant sur tous ses aspects, il est fort probable que vous puissiez arriver à une sorte de "clairvoyance" divine : c’est ce qui semble se produire avec une plus grande fréquence dans les petits tableaux que Brigitte Aubignac a dédié à Marie-Madeleine, la belle, amère, magnifique amoureuse aimée du Christ. L’artiste ne la voit presque plus, ou plutôt, elle n’a plus besoin de la voir. Comme Titien, la sienne est devenue la vision chromatique d’un "oeil intérieur" qui n’est plus soumis à l’embarras du raffinement des détails et de la minutie de la réalité.
Dans sa série précédente, intitulée Au Sanctuaire, Brigitte Aubignac fait référence à une sculpture de la Madeleine du XVIe siècle, tentant littéralement, comme elle l’a écrit, "de peindre un toit pour elle ou un lieu de dévotion", un espace sacré dans lequel ce qui est sacré semble s’être trouvé au milieu des choses (et des figures) du monde, les consommant, les démantelant et les désorientant. Les divers voiles de couleur qui auparavant conféraient une sorte de dimension sculpturale et une patine ancienne aux divers éléments sont maintenant délibérément plus hâtifs, et dénoués, dans la mesure où ils traduisent l’épuisante réalisation quotidienne du saint, de la grâce illuminatrice.
C’est comme si l’artiste française ne se bornait pas à faire écho à un événement qui mêle beauté et pénitence, qui a longtemps troublé et inspiré l’imagination des peintres (de Masaccio à Rubens, de Poussin à Bacon, etc.). Son évocation des grands pécheurs n’est pas un instantané du passé, parce qu’elle est constructive et non passive : c’est une mémoire qui reconstruit, choisit, choisit, transforme, interroge - en un mot, elle crée à nouveau l’histoire pour construire un pont vers le futur. Aubignac s’intéresse aux intuitions soudaines et se désintéresse des allusions mythiques, de toute référence particulière à l’iconographie évangélique (vase d’huile, cheveux détachés, larmes de la Madeleine désemparée au pied de la croix). Elle se préoccupe de créer une atmosphère, un état d’esprit, en énumérant une série de "non-faits" et de "non événements" qui s’assemblent pour créer un halo, un espace dans lequel elle peut créer de nouveaux destins possibles.
Le titre même de ce spectacle, "Après les larmes" (qui peut se traduire soit par "après les larmes" ou comme "derrière les larmes") semble faire allusion à un processus intérieur qui est perpétué, à un rite continu de purification, une mise en danger interminable de l’ego dans la tentative d’union avec l’autre, le transcendant. Marguerite Yourcenar, paradoxalement identifiée à Madeleine, finit par énumérer toute une série de renoncements fiers. Elle écrit, "échapper à la répétitivité de la maison et du lit, au poids mort de l’argent, au cul-de-sac du succès, aux satisfactions de l’amour, à la fascination de l’infamie". En d’autres termes, elle croit avoir abandonné l’esclavage des choses pour la liberté de l’esprit. C’est aussi la façon d’expliquer la décision d’Aubignac d’utiliser certaines images qui donnent l’impression de s’évaporer ou d’être traduites en purs fantômes qui émigrent au-delà des miroirs, et elle aide également à expliquer la scène lointaine et mondaine de Danse : Le fait est que la danse fait perdre au corps ses gestes habituels et son adhésion aux choses et le place dans un monde qui dépasse les codes et en fait un signe inscrit entre le ciel et la terre.
Cependant, si nous posons la question de cette façon, on pourrait penser que chaque sujet est placé dans un contact religieux. Les quinze "stations" qui composent l’installation d’Aubignac n’ont pas de base rhétorique, aucun signe codé de grâce, et aucune participation stéréotypée au divin. Au contraire, comme le révèlent les enquêtes philosophiques subtiles d’Andrea Emo, "Le maisconnaissable est créé, c’est la création de la conscience", ce qui est une façon de dire que le sens de transcendance qui est incarné dans les œuvres déclenche de nouveaux processus d’apprentissage, inattendus "réflexions analytiques" au sens même de la création. Peut-être l’utilisation du diptyque par l’artiste fonctionne comme une sorte de dilatation du sens à représenter : au détachement de toutes les restrictions narratives, au manque de commémoration, à la façon dont l’artiste regarde la figure, non pas frontalement, mais toujours avec un œil hésitant, un regard latéral, latéral, où même l’ajout d’un second panneau ne complète pas classiquement la scène, ni ne referme l’histoire, mais l’ouvre au contraire et en fait un creuset de significations et de significations contraires.
À juste titre, Aubignac conçoit le diptyque avant tout comme une représentation articulée du personnage et de ses attributs (comme pourrait être le cas de Marie-Madeleine et de son vase d’huile). Mais on se retrouve alors devant l’art des contrats ou des déplacements permanents : doublages, jeux de réflexions, effets d’agrandissement vertigineux. Cela signifie que l’association des images se fait à un niveau encore plus profond, aux racines mêmes du langage. Donc si, d’une part " l’essence du personnage est immédiatement rendue visible", d’autre part, la vision ne coagule pas et ne tient pas ensemble dans ses profondeurs.
Mais je dois faire une autre remarque concernant le petit format des images (comme les miniatures modernes), aussi parce qu’il nous ramène à l’idée que j’ai mentionnée au début de "clairvoyance". Dans l’œuvre d’Aubignac la perfection linéaire, avec ses harmonies, ses détails, sa cruauté, n’a jamais le dessus, ni la délicatesse d’une touche tout à fait capable de transmettre de façon obsessionnelle les plus petites parties de la vie triomphe toujours : elle préfère un expressif, "théâtral", même une peinture flamboyante, qui offre aussi divers points de vue et de multiples analogies formelles. Sa série Après les larmes est un monde qui palpite, vacillant au bord du visionnaire. De cette façon, cependant, Aubignac semble voir loin, très loin (dans l’histoire, dans les légendes), et elle perce le maigre horizon de notre comportement habituel : hier et aujourd’hui sont empilés ensemble sur les mêmes panneaux, réunis sous le signe de Madeleine. Les styles, les lieux et les lumières changent, c’est vrai, cependant l’artiste a raison de dire : "Mes diptyques peuvent même être éclairés par une lumière électrique, mais c’est leur lumière interne qui est vraiment lumineuse". Ils sont éclairés par leur profondeur, c’est leur distance qui les rapproche et leur minimalisme qui exalte leur potentiel d’expression.