"Introduction" Lee Ufan, Artiste
"Figures Seules" Philippe Dagen, Commissaire et Critique d'art
Catalogue de l'exposition "Figures Seules", Les Éditions Martin de Halleux, 2023
Cela fait déjà un an que Lee Ufan Arles est ouvert. J'en suis ravi et j'éprouve la fierté d'avoir ouvert ce lieu puisqu'il a été fréquenté par de nombreux visiteurs. Ces derniers, venus à la rencontre de mon art et de son monde, m'ont dit qu'ils ont perçu une sensation mystérieuse, très différente de celle de la vie quotidienne, comme s'ils vivaient une autre vie. Aujourd’hui, rien de plus important que de se redécouvrir grâce à l'art.
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Le développement du high-tech et du numérique a assurément rendu la vie plus confortable et l'a accélérée. En revanche, l'Homme est enjôlé par les images virtuelles et sa propre valeur se rétrécit de plus en plus. En d'autres mots, la réalité de la vie ou la présence réelle se dissipent, et l'Homme se retrouve flottant dans un espace ambigu qui ne se situe nulle part. Dans ce contexte de l'absence de réalité, il est d'autant plus nécéssaire de développer la vie artistique par des concerts ou des expositions. Celles-ci mettent en mouvement l'imagination et suscitent des sensations par l'intermédiaires des oeuvres visuelles.
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L'exposition organisée par Philippe Dagen souligne l'isolement auquel l'homme moderne est condamné. Superficiellement, il semble que la liberté, la libération, les échanges ou la solidarité sont monnaie courante. Mais l'Homme, déboussolé après avoir perdu son identité, ne cesse de s'enfermer, Il nage dans la vaste mer de l'information où personne n'existe et il se noie dans un monde de solitude au milieu de la foule dans laquelle l'individu est absent. Les murs invisibles de la rupture l'enferment de tous côtés en l’entraînant dans l’anxiété et la prostration. Plus les gens regardent des oeuvres, plus l'appel des peintres retentit.
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Cette exposition présente un monde de la technique classique : des peintures faites à la main, directement, sans l'intermédiaire d'aucune machine. C'est la raison pour laquelle les sensations des peiintres y sont reflétées et que l'on peut y ressentir une vibration intense. Je souhaite que les visiteurs comprennent l'intention artistique des peintres et qu'ils apprécient la force de l'expression et l'abondance de la peinture.
"Figures Seules" Philippe Dagen, Commissaire et Critique d'art
Réunir cinq peintres qui travaillent en France aujourd'hui et, pour choisir leurs oeuvres, cette règle : que l'on n'y voie qu'une figure humaine, une seule. Tel est le principe de cette exposition. Les artistes sont , dans l'ordre alphabétique, Brigitte Aubignac, Ymane Chabi-Gara, Marc Desgrandchamps, Tim Eitel et Djamel Tatah. Leurs âges, leurs histoires et leurs manières de peindre diffèrent profondément. Ils n'ont que la question de la figure en commun et c'est donc selon ce point de vue qu'ils seront considérés ici.
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Il convient d'abord d'écarter deux risques de malentendu. Cette exposition ne se veut en rien un manifeste en faveur de telle ou telle cause artistique. Il ne s'agit pas ici, comme on l'a vu faire ces derniers temps, de défendre la peinture en tant que telle, pour elle-même, contre d'autres modes d'expression. Qu'elle ait été tenue pour obsolète dans la plupart des écoles d'art et des institutions en France pendant plusieurs décennies - comme dans d'autres pays du reste - au nom d'un modernisme de plus en plus académique, cette exclusion ne fait aucun doute. Mais, d'une part, la peinture a résisté, grâce aux artistes, et, contrairement à certains pronostics, elle n'est pas morte ; et, d'autre part, s'il était simpliste d'attaquer toute la peinture, globalement, parce qu'elle aurait été désuète, il le serait tout autant de la défendre dans les mêmes termes. Il n'y a pas "la peinture", il y a des peintres, comme il y a des artistes qui pratiquent la performance, l'assemblage, la sculpture ou la vidéo et, souvent, plusieurs de ces mediums alternativement.
Le propos n'est pas non plus de défendre la peinture dite "figurative" contre celle qui est dite "abstraite". À cela trois raisons, en allant du particulier vers le général. Premier point : il y a dans l'oeuvre de trois des artistes présents des peintures abstraites. Chabi-Gara y consacre une partie de son temps, Desgrandchamps l'a fait autrefois et Eitel a cité explicitement Mondrian et d'autres abstraits géométriques. Deuxième observations : dans leurs trajectoires, leurs références et leurs réflexions, il est évident que les cinq intègrent l'abstraction. Rappeler ainsi que Newman est essentiel pour Tatah relève de l'évidence. Le troisième argument, si l'on voulait le développer, exigerait bien plus de place que l'on ne peut en prendre dans cette introduction.
Pour le formuler sommairement : une peinture qui ne représente aucun élément reconnaissable de la réalité n'a-t-elle pour autant aucun rapport avec cette réalité?
Assurément non. Par la géométrie et les couleurs, Mondrian, Malevitch, Rothko ou Newman donnent des formes visuelles à leurs pensées, leurs émotions, leurs sentiments religieux ou philosophiques : au rapport au monde dans lequel ils vivent, autrement dit. Il en est de même de Lee Ufan, dont les oeuvres sont en relation avec la nature, de la roche au vent. La grande peinture abstraite donne à éprouver des relations physiques et mentales avec le monde, ce en quoi elle ne diffère de la grande peinture non abstraite que dans les moyens, mais non dans les fins.
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Donc, cinq peintres et des oeuvres habitées par une figure humaine unique. Il importe de préciser encore un point. Les oeuvres présentées ont été choisies par les artistes, eux-mêmes, répondant à la déclaration d'intention du commissaire de l'exposition : cette étrange idée de réunir des toiles avec une unique figure humaine. Pourquoi cette décision alors qu'il aurait été possible de se donner d'autres règles, moins contraignantes, ou de ne s'en donner aucune? Pour s'expliquer sur ce point, il faut revenir sur les réflexions qui ont entraîné le projet dans cette direction.
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La première ne relève ni de l'histoire ni de la critique d'art.Dans "Figures Seules", il faut commencer par l'adjectif. Celui-ci renvoie à des états individuels de natures et d'intensités variées. Il y a les solitudes volontaires et heureuses : se retirer du monde pour un moment, faire retraite dans un lieu protégé. Parmi elles, sont la solitude des artistes dans leur atelier et celle des écrivains à leur table. Elles leur est nécéssaire. Leur créations est une activité solitaire qui ne tolère pas la présence de qui que ce soit et qu'ils érigent en principe intime. Ainsi Montaigne, Descartes, Flaubert, Cézanne, Picasso, Mitchell, Messager et tant d'autres. Il y a la simple solitude momentanée, celle de l'attente par exemple, au cours de laquelle l'individu éprouve un désir, un manque ou la conscience d'être pour quelques temps légèrement séparé du monde extérieur, car les autres - les passants, les voisins du bar, ect. - n'attendent quant à eux personne. C'est une expérience légère, qui d'ordinaire, laisse peu de traces : juste la conscience passagère que tout être humain est menacé de se retrouver ainsi. À l'inverse, il y a les solitudes subies, douloureuses ou tragiques : l'enfermement carcéral et l'exclusion par la misère, dont il n'est que trop aisé d'observer les ravages dans la rue. Et il y a le deuil et la mort, sans retour.
Ce n'est ici qu'une esquisse d'inventaire. À l'évidence, il existe autant d’expériences, de perceptions et de définitions de la solitude que d'humains. Il est entendu que les usages sociaux et familiaux, les religions et les morales, le genre et l'âge affectent leurs perceptions. Il est d'autres paramètres encore dont l'architecture, l'urbanisme, la géographie et la situation politique, le degré de liberté et de contrainte, la paix et la guerre. Ceci vaut en tous lieux et tous temps. Mais, depuis plusieurs décennies, il ne fait pas de doute que solitude, isolement et exclusions sont devenues de plus en plus fréquents. Le phénomène a été maintes fois observé et étudié selon les méthodes de la sociologie, de la psychologie et de la psychiatrie. Des essayistes et des philosophes s'en sont saisi. Tous constatent combien les mutations technologiques récentes l'ont accentué : les écrans, les smartphones, le télétravail, le numérique en un mot. Corrélativement se sont aggravés l'émiettement des liens directs, la fréquence des états dépressifs, l'intensité des troubles du comportement et du discernement, jusqu'aux pulsions suicidaires. Les récentes périodes de confinement sanitaires ont porté ces maux à des degrés d'intensité et de généralisation que n'avaient sans doute pas subis dans les dernières décennies du XXe siècle les sociétés occidentales épargnées par les guerres sur leurs territoires et grisées par la prospérité et la croyance dans le progrès. Mais qui croirait aujourd’hui à la fin de l'histoire, au triomphe planétaire de la démocratie et autres stéréotypes du discours néolibéral?
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Il est tout aussi flagrant que plusieurs phénomènes politiques récents, en France ou ailleurs, se comprennent, en partie du moins, par le besoin d’être ensemble, le temps d'une protestations, d'une manifestations ou d'une rébellion qui sont éprouvées comme d'excitantes et inespérées communions sociales. Cet "être-ensemble" étant empêché par les conditions de vie et l'hypertrophie des mégalopoles n'en devient que plus désirables au risque de devoir se contenter de séquences brèves. Il est tout aussi clair que la prolifération et le pouvoir de fascination des "réseaux sociaux" s'expliquent par un besoin identique, ce que vérifie le simple fait que le terme "communauté" désigne paradoxalement des individus isolés devant leur écran entre lesquels seul le numérique établit des liens, le temps de la connexion. Ainsi ces réseaux paraissent-ils remédier à l'isolement, alors qu'ils ne font que l'entretenir et l'aggraver, parfois jusqu'a des états d'aliénation extrême, ce que démontrent par exemple les cas de "radicalisation" religieuse et politique par et sur le web.
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On n'écrit ici rien qui ne puisse être constaté quotidiennement. Et sans doutes ces réflexions semblent elles éloignées de l'exposition qui nous occupe et sa genèse. Mais celle-ci, sans que l'on en ait conscience, a commencé avec elles, avant qu'intervienne une expérience, artistique celle-ci : en 2020, dans le contexte générale que cette date suffit à préciser, la rencontre des tableaux de Chabi-Gara.
Cela faisait alors quelque temps que la peintre s'était donné pour thème la vie enfermée des hikikomori. Ainsi sont désignés en japonais des femmes et des hommes, adolescents ou jeunes adultes souvent, qui vivent claustrés chez eux pendant des mois ou des années, refusant toute sortie et toute rencontre. Il est habituel d'expliquer cette phobie paroxystique par la nécessité de se soustraire à des exigences sociales, professionnelles ou scolaires trop violentes, par un attachement à la cellule familiale qui serrait plu intense dans la société japonaises qu'ailleurs ou, dans certains cas, par une psychopathologie. Mais les expliquer ne réduit pas l’incrédulité et le malaise que suscitent ces comportements qui portent le refus de l'autre à son paroxysme. On en avait entendu parler auparavant, mais vaguement. D'un coup surgit une jeune artiste qui s'y consacre. Son apparition ne pouvait que retenir l’attention.
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Elle a eu pour conséquence de faire regarder autrement qu'on ne l'a fait auparavant des oeuvres pourtant connues depuis longtemps - plus de trente ans - celles de Desgrandchamps et Tatah. Non toutes leurs oeuvres sans doute, mais beaucoup d'entre elles, dont il est apparu qu'elles devaient être regardées comme des peintures de la solitude. Plus exactement : être regardées aussi ainsi. Aux interprétations qui en avaient été avancées auparavant, il convenait d'en ajouter - ou d'en substituer? - une autre, sous le signe de la solitude. Jusqu'alors on s'y était peu arrêté ou de façon passagère, sans doute parce que les circonstances favorables à leur compréhension en ce sens n'étaient pas encore venues. Ce qui avait été jusque-là inaperçu s'est imposé à la vue. De même, il est apparu que bien des oeuvres d'Aubignac et d'Eitel appellent des sentiments du même registre, Aubignac pour sa série des Insomnies - l'insomnie étant une expérience intime de la solitude - et Eitel parce qu'il place le plus souvent la figure humaine dans un espace si vaste et vide qu'elle ne peut y être à l'aise.
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Ainsi l'importance du sujet, d'abord perçue empiriquement, s'est-elle trouvée vérifiée par sa présence dans les travaux de peintres qui, pour certains ne se connaissaient pas alors ou peu - autre preuve de la justesse de l’hypothèse initiale. Qu'ils soient sensibles à cet état du monde actuel n'a rien qui doive surprendre, car la faculté des artistes à percevoir et à rendre visible l'essentiel du présent dans lequel ils vivent et créent est l'une des données les plus constantes de l'histoire des arts
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Vient alors la deuxième réflexion, qui touche quant à elle l'expression picturale. Celle-ci peut elle traiter de la solitude? Écrire celle-ci est, non pas simple assurément, mais du moins accessible, que ce soit sur le mode de l'autobiographie, du roman ou de l'essai. Il n'est pas nécéssaire qu'elles soit l'unique thème du livre pour qu'il le pénètre tout entier, ainsi qu'on le ressent en lisant Woolf, Walser ou Murakami. La filmer paraît aussi possible, le cinéma et la littérature ayant tous les deux le temps pour partenaire, qui leur permet de montrer comment la solitude s'établit, comment elle enferme et peut devenir dangereuse, ce qui peut permettre d'y échapper aussi. Mais pour la peinture, le temps est un partenaire rétif. La temporalité, dans un tableau, ne peut être que suggérée, quand un livre ou un film s'inscrivent dans une durée réelle, celle de la lecture ou de la projection, et permettent qu'il y ait récit. L'immobilité de l'objet pictural et l'immédiateté de sa perception s'y opposent et il faut à l'artiste des subterfuges pour parvenir à inclure un récit dans son tableau : l'histoire de la peinture est pour partie la chronique de telles tentatives pour fair en sorte que l’image immobile et muette crée néanmoins l'illusion d'une durée et les éléments d'une narration, que celle-ci soit sacrée ou profane. La peinture d'histoire n'a cessé d'affronter ces obstacles et le destin contrarié de la toile L'Exécution de Maximilien de Manet, jamais achevée et pour finir découpée après la mort de son auteur, en est emblématique.
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Mais dans le cas de la solitude, une autre difficulté se révèle. La solitude est un état négatif - absence, manque ou refus - et celui-ci n'a aucune manifestation corporelle identifiable comme telle. Il n'y a pas de posture particulière du corps seul, ni d'expression du visage qui lui soit propre et qui, figurée, puisse être interprétée sans hésiter. Il existe des répertoires de poses et d'expressions pour des états psychiques intenses, désir, deuil, illuminations ou folie. Mais la solitude n'est pas si aisément représentable et il suffit de parcourir l'histoire de la peinture pour vérifier que peu de peintres se sont mesurés à elle. S'en sont approchés ceux qui ont voulu, à la Renaissance, inventer la forme visuelle de la mélancolie, laquelle est liée à la solitude puisqu'elle décourage les passions et voue donc l’être mélancolique à se retire du monde. Dans l'art moderne, Munch est l'un des rares a avoir fait sien le sujet en chargeant un profil ou une silhouette d'une forte charge symbolique. Ce sont des oeuvres admirables, mais, au regard d'une histoire pluriséculaire, elles confirment plus qu'elles ne démentent le constat d'ensemble : on ne sait pas vraiment comment peindre la solitude.
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Les cinq artistes réunis ont donc cherché et cherchent à inscrire dans leurs peintures un état qui se dérobe à sa représentation. Ils mettent leur art à l'épreuve et le poussent à ses limites. C'est une autre raison encore de s’interésser à eux et de faire entrer en conversations leurs oeuvres.
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Il ne reste donc plus qu'a analyser brièvement les solutions picturales qu'ils expérimentent. Elles sont propres à chacune et chacun d'eux, mais des comparaisons semblent possibles.
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Celle qui s'impose immédiatement met en présence Eitel et Tatah. Quand ils représentent une figure humaine seule, elle apparaît sur une surface souvent nue et vide. Elle est définie par des plans de couleurs qui sont eux-mêmes déterminés et divisés par des lignes droites ou, chez Eitel parfois, courbes. Ces plans sont monochromes chez Tatah, légèrement modulés par des différences de luminosités chez Eitel. Ils n'indiquent un lieu que de façon très allusive, un élément d'architecture antique dressé dans un diptyque de Tatah étant l'exception. Eitel ne va pas plus loin que l'indication d'une porte ou de l’arête d'un mur et on ne saurait en dire plus sur ces intérieurs, a supposer que ce mot lui-même soit pertinent. "Intérieur" renvoie en effet, dans l'histoire de l'art, à la représentation d'un espace réel, alors que tel n'est pas le dessein d'Eitel. Il est rare qu'il caractérise un endroit et laisse supposer sa fonction. Ses lieux sont anonymes et l'on serait tenté de les désigner comme des "lieux de peinture", par opposition à tout espace explicitement désigné. La notion s'applique aussi bien à Tatah, qui dresse, assied ou allonge une figure ou plusieurs sur une surface définie par la juxtaposition de monochromes ou par un seul. Il peut arrriver que les relations entre les surfaces monochromes induisent la sensation d'un espace perspectifs, mais alors la perspective est si peu profondes qu'elle est a peine perceptible. Chez Eitel, elle est parfois plus prononcée, mais le regard ne s'avance pas loin, vite arrêté par un plan vertical. Il y a donc ici une conception de la présence de la figure humaine qui la détache de toute précision circonstancielle et la place dans un "lieu de peinture" qui peut être dit "abstrait".
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Ceci prouve encore une fois l'inanité de la distinction entre abstraction et figuration. Au reste, que faut-il penser de tant d'oeuvres de Vermeer, Hammershoi ou Hopper, dans lesquelles l'architecture détermine un espace à structure géométrique, sinon qu'une construction abstraite s'y accomplit, par la porte, la fenêtre, le mur ou le corridor? En leurs temps, aucun de ces peintres ne s'est passé des éléments figurés dont Eitel et Tatah se passent, parce que ceci a été rendu possible à ces modernes par l'histoire de l'abstraction. Mais confronter la figure humaine à l'ordre d'une géométrie, cette idée-la leur est commune, à des degrés de réalisations différentes. La confrontation, par sa nudité et sa neutralité même, exaspère la sensation d'isolement et de silence. Les figures féminines et masculines debout de Tatah donnent l'impression de faire face, seules, à un monde et à un temps dont, si l'on peut dire, elles ne font pas vraiment partie. Elles en sont séparées, comme elles le sont des couleurs en avant desquelles elles se trouvent : distance que l'on pressent infranchissable. La sensation est aussi intense - et parfois douloureuses - dans les toiles d'Eitel, qui peint l'impossibilité de ce que l'on appelle "communication". Ce n'est pas tout a fait un monde carcéral, mais un monde divisé et muet, a l'air raréfié - et ceci s'éprouve aussi fortement devant ses paysages, si l'on peut désigner ainsi ses scènes d’extérieur, non moins épurées et silencieuses. Eitel et Tatah "disent" la solitude par la suppression du monde environnant.
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Ni Aubignac ni Chabi-Gara ne le suppriment. Leurs figures sont situées dans une chambre ou une pièce meublée d'une chaise ou d'un canapé. Le détail des objets importe pour comprendre leurs toiles, dans lesquelles il entre du réalisme et du symbolisme. Les Insomnies d'Aubignac montrent une femme qui ne trouve pas le sommeil. Elle cherche a s'endormir sur un canapé et, pour y réussir, place sur ses yeux l'un de ces masques que distribuent les compagnies aériennes. Pour être à son aise, elle a enlevé son soutien-gorge, mais ne s'assoupit pas pour autant, car, sinon, elle ne serrerait pas un gobelet dans sa main gauche. Malgré les oreillers accumulés sur le canapé, une autre se penche vers le sol comme pour compter absurdement les fils du tapis. 5h du mat précise le titre. Une troisième a posé sa tête sur l'accoudoir, mais sa position est si inconfortable que l'on doute qu'elle puisse se reposer ainsi. Ces éléments pourraient paraître des détails, mais comment peindre l'insomnie, ce cas particulier de la solitude? Il ne manque pas de dormeuses dans l'histoire de la peinture et, au vingtième siècle, Matisse et picasso ont attiré le motif vers le rêve ou la langueur lascive. Mais l'insomnie, ce n'est ni rêve ni émoi des sens, mais impuissance et exaspération; Aussi, Aubignac introduit-elle les détails que l'on a signalés et, par deux fois, place ses insomniaques dans une lumière intense, comme pour mieux signifier que l'obscurité et la nuit leur sont refusées. Dans Trois heures du matin, des pinceaux jonchent le sol et le soutien-gorge est accroché à un chevalet. Cette femme est donc peintre. Peut-être entre t-il de l'autobiographie dans l'oeuvre. Les deux portraits, Le Cri et Portrait d'une folie annoncée, en relèvent-ils aussi? Indirectement sans doute. On connaît peu d'oeuvres qui, dans la peinture récente, portent à un tel degré la souffrance du silence forcé - le bâillon d'un papier enfoncé dans la bouche - et l'angoisse d'un égarement qui serait la conséquence de la condamnation à ne plus parler ou n’être jamais entendue.
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Autres objets décisifs, ceux qu'accumule Chabi-Gara. La question posée à propos de l'insomnie revient à propos de ces internements voulus : qu'en faire en peinture? La solution est dans la saturation, la confusion et l'effacement. Saturation, parce que les objets, meubles, papiers ou jouets s'accumulent sur le sol, devenu invisible, sur les étagères des placards et sous les meubles ; et aussi parce que des couleurs denses, très épaisses parfois, sont posées tantôt par feuilletages superposés, tantôt par zones délimitées par des lignes droites qui arrêtent le regard. Celui-ci se heurte littéralement à ces surfaces qui le bloquent, comme sont bloqués chez eux les hikikomori, et le regardeur se trouve à son tour enfermé dans leur espace. Confusion : l'une des conséquences de l’abondance de ces objets est que ne restent visibles de certains qu'un angle ou un fragment, ce qui rend leur identification impossible et accroît la sensation d'un individu enseveli sous les produits de la consommation contemporaine comme sous une avalanche mortelle dont il ne se dégagera pas. Effacement : il est la conséquence ultime de la saturation et de la confusion. L'hikikomori tend à disparaître, il n'a plus de visage ou les yeux sont fermés en signe de repliement sur soi. Il a déjà disparu socialement et disparaît maintenant physiquement.
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Il est donc possible de peindre la psychose autant que l'insomnie.
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Quand à la peinture de Desgrandchamps, elle a été dans un premier temps peuplée de figures dont les postures et les visages se refusaient à toute interprétation. Seule dans un "lieu de peinture" - a nouveau - défini par deux surfaces, l'une verte et l'autre bleue, une femme à robe orange se tient debout de face, avec un corps anormalement grandes. Seule, une autre femme, à peine moins géométrique, a les mains croisées sur la poitrine et son regard indique interrogation ou inquiétude. Le paysage derrière elle est fait d'arbres morts aux branches sciées et d'étrange lignes blanches dont on ne sait comment les comprendre. Pourquoi ces mains croisées? Geste de crainte, de protection ou d'adoration religieuse? Tenir cette figure pour une allégorie serait trop facile. Cette toile, comme celle de la grande femme en orange et comme la plupart des Desgrandchamps de cette période, se refuse à l'interprétation, caractéristique qu'ils partagent du reste avec les Tatah contemporains. Ils sont à la fois simples - on sait immédiatement ce qui est figuré - et impénétrables. L'identification du motif ne détermine aucune identification d'une action, d'un récit ou d'un symbole, contrairement aux habitudes les plus anciennes de la peinture. La solitude est ici simultanément celle de la figure peinte et celle du regardeur. Ce dernier est seul avec ses incertitudes, ses questions sans réponse, ses réflexions en suspens. En cela, ces toiles sont une forme nouvelle de pittura metafisica, au sens des Chirico de 1913 ou 1914 : on sait ce que l'on voit et on ne sait pas que comprendre.
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Trois décennies plus tard, les Desgrandchamps les plus récents nous soumettent toujours à l’expérience de la désorientation, du trouble, de l'aporie. Mais, entretemps, les choses se sont aggravés. Les figures et ce qui les environne ont perdu l'essentiel de leur substance et de leur densité. Elles sont devenues translucides jusqu'a l'évanescence; Et elles sont seules, comme jadis. Elles regardent devant elles, mais étant de dos, la direction de leur regard est inconnue. Est-ce le paysage qui les intéresse? Mais il n'est ni spectaculaire ni émouvant, réduit à des zones colorées qui indiquent vaguement la mer, un lac ou des lointains montagneux. Celle que Desgrandchamps nomme Observatrice prend une photo avec son portable, mais un photo de quoi? De la surface liquide ou de la figure spectrale que des lignes blanches - à nouveau - dessinent dans le vide. Serait-ce une photo du passage du temps? Dans un espace indéfini, cette femme se tient face à un monde qui se délite et se dérobe. Il se dégage de ces peintures une impression tenace et oppressante de destruction lente que rien ne pourrait arrêter. Est-il besoin d'ajouter que la solitude prédispose à une conscience plus aiguë de la mort?