Textes Brigitte Aubignac, Artiste
"La Madeleine de Brigitte Aubignac" Dominique Stella, Commissaire de l'exposition
Catalogue de l'exposition "Maddalena", Éditions Fermata d'autobus 2022
C'est la préférée des peintres
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C'est la préférée des peintres
La Myrrophore ou la mondaine
La Pénitente repentie
L'extatique Madeleine
La voluptueuse et sensuelle
Des collections privées
La pudique renonçante des lieux sacrés
Quoiqu'elle fasse ou représente
La Madeleine fait tourner la tête
Déesse de l'amour, figure mystique,
Prostituée et apôtre, elle a tous connu,
Tout chez elle est scandale et absolu
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L'abri tranquille, 1990-1996
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...Elle a décidé de se retirer, première d'une longue lignée de grandes mystiques. Son désert c'est cette montagne. Elle a choisi le silence afin de transcender le feu de sa passion, plongée dans la connaissance d’elle-même, hors du temps, hors du lieu, dans le vrai désert, loin d'un monde obscur où dans les périodes de barbarie on brûle les sages, on crève les yeux aux architectes et on coupe les mains aux peintres.
J'ai essayé de l'imaginer dans l'attentif recueillement d'une vie simple.
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Au sanctuaire, 1997-2000
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...Lui peindre un toit, un lieu où lui déposer la dévotion, et des gens pour lui rendre hommage, d’où le titre Au sanctuaire.
Alors face à tous "les blasés du miracle" mes images offriraient une vision d'un lieu sacré, refuge
d'une expérience mystique où des femmes, des hommes se consacreraient pour une vie, pour un jour au sens du Divin. Un culte où je ne peindrais pas la croix car ici le sujet dépasse tout contexte religieux particulier, comme Cézanne qui peignit sa Madeleine en rude paysanne...​​
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Après les larmes, 1999-2002
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Dans l'excès et la rigueur,
C'est le choix de Madeleine,
Au matin la prière,
C'est le geste quotidien,
Au réveil sa craie,
Le cœur tendu,
Elle habite sa solitude,
Au matin petit bonheur,
Quand tout est calme,
Dans le silence volontaire,
Salue le jour,
Cherche ta vérité,
Écoute ton coeur,
Garde ta foi,
Danse!
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«Perdue dans les détails» Brigitte Aubignac
C'est en visitant un jour l'Église de Santa Trinita à Florence que je vis pour la première fois une Marie-Madeleine.
Je me souviens, une sculpture en bois polychrome installée en hauteur sur un socle de pierre contre un mur assez sombre, côté gauche de la nef.
Image terrifiante de l’ascèse où la sculpture laisse deviner pourtant une beauté passée et un corps de belles proportions.
C'était violent. J'appris plus tard qu'elle était l’oeuvre de deux sculpteurs de la Renaissance italienne : Desiderio da Settignano et Benedetto da Maiano.
Depuis j'ai rencontré beaucoup d'autres Madeleines comme la Madeleine pénitente de Donatello au Museo dell'Opera del Duomo, même période mais plus émaciée, plus radicale!
Au cours de mes recherches sur ce personnage, j'ai été souvent saisie par l'attention toute particulière avec laquelle peintres et sculpteurs l'ont représentée de la Myrrophore de la Renaissance ou elle figure richement vêtue et parée de bijoux de courtisane («Le démon pousse les peintres à la représenter ornée et décorée pire qu'une prostituée») à la Pénitente dénudée de la peinture baroque.
Mais c'est dans les représentations de groupe, en présence des autres protagonistes de la Passion du Christ, comme les Piéta, les Mises au tombeaux, les Descentes de croix, que je découvrais une autre Madeleine, plus humaine, plus viscérale, celle qui devenait alors pour moi «la préférée des peintres», parce qu’elle est omniprésente, sa silhouette et son visage jaillissent de la composition, son visage n'est jamais anodin ou idéalisé comme peut être celui de la Vierge. C'est un portrait.
Andrea del Sarto fait poser sa belle-fille pour peindre la Madeleine dans la Pietà de la Galleria Palatina à Florence. On le sait, tous les peintres prennent dans l'atelier les personnes qu'ils ont sous la main pour poser et quand il y a une Madeleine à peindre on la veut bien réelle, «Tiens, toi, vient ici, tu vas poser pour la Madeleine!»
Dans la Mise au tombeau du Titien, son visage est celui de la colère. Dans un geste de refus qu'elle est seule a exprimer, elle soutient la silhouette évanouie d'une Vierge sans visage.
On veut tout voir chez Marie-Madeleine, sa beauté comme sa souffrance telle une star que l'on traque pour pouvoir dire «elle est comme nous» et parfois j'ai le sentiment que les peintres n'ont vu qu'elle.
Ils l'ont voulu vivante, authentique, impudique et provocante. Certains même ont pu «perdre la tête», comme Rubens qui lui peint un sein dénudé dans une Mise au tombeau! Il est vrai que la Madeleine en fait toujours trop, comme ces personnages entiers qui ne peuvent rien faire à moitié : toujours la plus près du Christ, elle peut occuper la place de vedette.
C'est elle qui semble exprimer le plus violemment la souffrance au pied de la croix parce qu'elle résiste, elle ne s'évanouit pas comme la Vierge sous le poids de la douleur, elle est témoin et actrice de la Passion.
Elle veut tout voir, ne rien perdre, comme Delacroix qui dans son Christ en croix de la National Gallery de Londres lui renverse la tête en arrière pour bien voir celui qui souffre aussi, elle ne veut rien manquer du dernier souffle de son amant, elle partage la douleur du Crucifié. Sa chevelure en pagaille imite la colère du ciel, ici tous les éléments empruntent un même mouvement de fureur, c'est bruyant comme le tonnerre.
Cette préférence entraîne parfois une grande volonté plastique quand sa gestuelle la différencie avec force des autres personnages.
Dans la Descente de croix de Rogier van der Weyden, le peintre nous la montre en train de lutter contre elle-même : elle n'accepte pas la fatalité de la mort, elle souffre et se tord, se convulse tandis que les autres dolents sont comme impuissants devant la volonté divine. Une gestuelle expressionniste qui dans l'espace du tableau donne un sens dramatique à la scène tout en le rythmant. Ses bras dessinent un losange rouge dans un graphisme mobile comme un point d'exclamation à la fin d'une phrase!
La lamentation sur le Christ mort de Botticelli c'est un collage. Sa tête dans une contorsion du coup se détache sur le drap blanc du Crucifié, la tête au pieds, les pieds à la tête, ils se confondent et ne font qu'un.
Chez le Maître de la Virgo inter Virgines, elle est comme en transe, de dos dans une danse désarticulée au centre du tableau, privilégiant ainsi sa relation avec le Christ.
Je suis alors frappée par tant d'inventions plastique. Antoon van Dyck qui lui fait embrasser les pieds du Christ en croix, vêtue d'une robe de satin jaune immense, immense comme sa tâche à venir. De cette lumière on lève les yeux vers le Christ à la peau d'une blancheur fluorescente, ici c'est par la couleur que le peintre a choisi sa préférence, la Vierge et Jean sont comme absents, et chez Giovanni Bellini elle a déjà au pied de la croix son allure de pénitente.
El Gréco n'y échappe pas dans le tableau de Madrid. Il choisit une couleur de chair violacée pour sa robe et dans un jeu de mains avec l'ange sur le bois de la croix, elle tente de rejoindre son aimé.
Santi di Tito devance la légende en la peignant agenouillée au pied de la croix en retrait dans un tel silence qu'elle semble déjà ailleurs, dans la solitude de sa grotte. Elle annonce toujours la suite. Le personnage de Marie-Madeleine apparaît alors plutôt moderne parce qu'elle occupe le centre du tableau sans concession pour les autres, dans une attitude bien à elle toujours en train d'agir, elle décide de tout et des conséquences. Elle ne tient pas en place, elle doit agir parce qu'elle a beaucoup à faire, on connaît la suite...Trente ans dans la grotte.
Moderne elle plait. donnant là l'occasion aux peintres de représenter dans le contexte d'une commande religieuse, une femme dans toute sa féminité qui semble souvent correspondre à leur idéal de beauté, un type de femme que l'on préfère. De par sa réputation de femme sans pudeur, ils pouvaient tout oser, ne se privant pas et c'est tant mieux.
Des poètes aussi, des écrivains. Dans Anna, soror...de Marguerite Yourcenar, Valentine songe «qu'il devait être doux de serrer dans ses bras ce qu'on aime et que la Sainte brûlait sans doute d’être relevée par Jésus». Ce «sans doute» entraînait alors pour moi l'écrivain dans la longue liste des amoureux de la Sainte, et récidivant dans Feux, Yourcenar fait d'elle un personnage très moderne dans sa psychologie, elle regarde en arrière, dans sa vie, dans les enchaînements du destin et la leçon est cruelle : «J'ai bien fait de me laisser rouler dans la vague divine. Je ne regrette pas d'avoir été refaite par la main du Seigneur. Il ne m'a pas sauvée ni de la mort, ni des maux, ni du crime, car c'est par eux qu'on se sauve. Il m'a sauvé du bonheur».
Oui la préférée des peintres est une rebelle!
Marie-Madeleine c'est un personnage en devenir dansn une peinture de rhétorique et il a bien fallu m'y perdre pour la voir ainsi.
"La Madeleine de Brigitte Aubignac" Dominique Stella, Commissaire de l'exposition
Pourquoi la Madeleine ?
Il est en effet singulier qu’une artiste contemporaine décide de consacrer une partie importante de son œuvre à une figure biblique, si éloignée de nous en apparence et sache en extraire le ferment d’un travail révélateur de notre époque. En effet le personnage que Brigitte Aubignac décide d’étudier, de mettre en scène, de peindre pendant pratiquement dix années de sa vie, de 1990 à 2000 et encore plus avant, représente la synthèse de plusieurs figures féminines et permet à l’artiste, à travers une épopée picturale unique de construire une œuvre totale qui se décline en trois cycles de peintures et qui constituent le fondement de son aventure artistique. Vient d’abord l’ensemble indivisible des douze huiles sur toile qu’elle intitule « L’Abri Tranquille », puis « Au Sanctuaire » qui développe sa thématique sur seize toiles de format 23 x 18 cm, également indivisibles, tout comme le dernier cycle intitulé « Après les larmes » qui compte 15 diptyques, toujours de petit format.
Cette histoire en trois actes de la Madeleine est un conte légendaire et mystique qui nous parle de la révélation, de la repentance, de la Connaissance, de l’ascèse, de la force, du courage, de l’Amour, à travers un personnage mythique que la Bible d’abord impose comme figure majeure et dont l’empreinte marque l’imaginaire des artistes, poètes et écrivains à travers les siècles. Elle est la figure féminine récurrente dont parlent les Apôtres dans les Saintes Écritures. Elle est aussi une femme qui s’adresse aux femmes et aux hommes d’aujourd’hui. Hormis la Vierge, la Mère du Christ, qui symbolise l’Amour maternelle, Marie-Madeleine est le personnage féminin le plus marquant de la Bible. Elle apparaît comme l’élue, la disciple préférée du Christ, celle qui lui baigna les pieds de ses larmes, et qu’il délivra des sept démons. Elle est la pécheresse repentie qui l’accompagne au pied de la Croix et c’est elle encore qui reçoit la révélation de la Résurrection. Cet événement marque son destin, car Jésus la choisissant pour annoncer qu’il est vivant, fait d’elle le témoin de l’accomplissement de la Parole. L’Apôtre Jean écrit : « Le premier jour de la semaine, Marie Madeleine se rend au tombeau de grand matin ; c’était encore les ténèbres. Elle s’aperçoit que la pierre a été enlevée du tombeau. Elle se tenait près du tombeau, au-dehors, tout en pleurs. Et en pleurant, elle se pencha vers le tombeau. Elle aperçoit deux anges vêtus de blanc, assis l’un à la tête et l’autre aux pieds, à l’endroit où avait reposé le corps de Jésus. Ils lui demandent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur répond : « On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a déposé. » Ayant dit cela, elle se retourna ; elle aperçoit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. : Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Le prenant pour le jardinier, elle lui répond : « Si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as déposé, et moi, j’irai le prendre. » Jésus lui dit alors : « Marie ! » S’étant retournée, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! », c’est-à-dire : Maître. Jésus reprend : « Ne me retiens pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. » (Jean 20, 1.11-18). Ce passage de la Bible fonde définitivement la légende de Marie-Madeleine ; elle échappera par la suite aux écritures saintes pour alimenter bien des récits et inspirer bien des œuvres. Les peintres, les écrivains s’emparent de sa destinée légendaire et la déclinent à l’infini.
Car cette femme est fascinante, unique, aimante et désespérément vivante, elle est terriblement actuelle car passionnée et déterminée, elle est l’incarnation de l’Amour absolu, et la source de bien des interrogations et bien des mystères. « Elle est omniprésente, dit l’artiste, sa représentation est très différente de tous les autres personnages religieux. C’est comme si les peintres avaient perdu la tête pour elle…Elle est excessive, rebelle et belle. Mais il n’y a pas d’ambigüité dans son message, elle est entière, elle aime et se donne entièrement à son Amour »
C’est ainsi que Brigitte Aubignac parle de son héroïne qu’elle rencontra un jour de 1990, au détour d’un recoin de l’Église de la Sainte Trinité de Florence. La figure décharnée de l’Apôtre l’interpelle. La sculpture en bois polychrome (œuvre de Desiderio da Settignano et de Benedetto da Maiano) représente la Madeleine âgée, amaigrie, vêtue de lambeaux de peau, tenant dans sa main droite le vase des onguents, attribut qui la caractérise : « C’était l’image terrifiante de l’ascèse, écrit-elle, où la sculpture laisse deviner malgré cela une beauté passée et un corps de belles proportions. C’était violent. » Ce choc fut pour l’artiste une véritable révélation qui marqua le début d’une aventure personnelle qui la conduisit dans les méandres de l’histoire de l’art, d’églises en musées, de livres en récits, elle traque la Madeleine afin de construire sa propre vision de la Sainte. « La Madeleine, c’est l’Amour avec un grand A. C’est moderne, elle s’est donnée à l’Amour avant tout, dit-elle ». Mais plus que le symbole de l’amour mystique, comme le conçoivent les catholiques, l’artiste, à l’instar des poètes, préfère la définir comme « la fiancée de Dieu ». Chacun interprète le mythe selon son talent, de Pétrarque dans son Éloge de Marie-Madeleine, à Paul Claudel, ou Marguerite Yourcenar. La plus surprenante passion pour la Disciple du Christ fut peut-être celle de Rainer-Maria Rilke chez qui la rencontre littéraire avec la Sainte apporta un profond bouleversement de son art. En effet dans les premières années du XXème siècle Rilke s’interroge beaucoup sur son écriture poétique. Il découvre alors un texte du XVIIème siècle, rédigé en français par un anonyme et intitulé L’Amour de Madeleine. Le poète emporté par ce texte, afin de se l’approprier plus encore, le traduit en allemand. Il s’en imprègne et la réflexion sur l’amour, inspirée par l’incandescence de la foi l’inspire, dès lors son œuvre ne sera plus tout à fait la même. C’est ce genre de miracles que produit la Madeleine, qui fit aussi partie de la chronique contemporaine sous la plume de Dan Brown qui la maria au Christ…
Le miracle se perpétue et frappe à son tour Brigitte Aubignac qui, à partir de 1990, fixe à travers une première série de petits tableaux qu’elle nomme « L’Abri Tranquille » sa propre vision de la Sainte. Elle choisit de privilégier le moment où Marie-Madeleine se retire du monde. Selon la légende, après le Résurrection du Christ, fuyant les persécutions d’Hérode, sur un radeau de fortune, elle aurait accosté aux Saintes-Maries-de-la-Mer et après avoir évangélisé la Provence se serait retirée, pour une vie de solitude, d’ascèse et de prière dans la grotte de la Sainte-Baume. Cela dura trente ans. Ses reliques se trouveraient dans la Basilique Sainte-Marie-Madeleine à Saint-Maximin-La-Sainte-Baume. Ceci n’est qu’une légende qui, cependant, donne corps au personnage exceptionnel qu’elle fut et que l’on retrouve en son absolue singularité dans l’Evangile de Marie qui la distingue comme la disciple privilégiée du Maître, celle qu'il a aimée « plus que toutes les autres femmes ». « Elle apparaît alors, souligne l’artiste, comme celle qui a reçu la connaissance du Christ. Elle est celle qui reçoit le mystère sacré de toute la religion. La Madeleine devient l’image de la sagesse, elle devient un personnage immense »[iv]. Cette immensité l’impressionne, car la figure de la Sainte est complexe ; la Madeleine a mille facettes et se rappelant le choc reçu à la Sainte Trinité de Florence à l’apparition de cette figure douloureuse, Brigitte Aubignac préfère donc l’aborder sous son aspect ascétique, dans l’isolement qu’elle s’impose dans la grotte, plutôt que sous les fastes de la courtisane ou l’Initiée du Seigneur. C’est un dialogue qui s’instaure entre les deux femmes dans l’intimité d’un intérieur modeste que l’artiste a rêvé plus secret. Non pas la grotte immense de la Sainte-Baume mais le repli discret d’un rocher qui offre à la Sainte cet’ « Abri tranquille ». La peintre s’abreuve elle-même à la source de la Connaissance et de la Sagesse, appliquant elle aussi quelques préceptes de renoncement et d’isolement qui lui facilitent la tâche pour atteindre son propre objectif et accomplir son propre travail. Les lignes de Pétrarque adressées à la Madeleine l’inspirent : « Pour vous, cette étroite demeure avec ses rochers humides, avec ses ténèbres et son horreur, l'emportait sur les riches campagnes, sur les palais des rois avec leurs lambris dorés et tous leurs délices. Dans cette retraite volontaire, n'ayant pour vêtement que vos longs cheveux, vous avez encore résisté, dit-on, à trente hivers, insensible aux rigueurs du froid et inaccessible à la crainte. C'est que l'Amour vous faisait chérir et la faim et le froid de votre dure couche de pierre. »
Elle imagine alors l’abri intime que l’on pourrait penser être aussi le sien, selon une technique qui ne néglige pas quelques citations des grands Maîtres du passé affirmant ainsi sa maîtrise et son talent de peintre, en douze petits tableaux à l’huile qui mettent en scène une intimité contenue et subtile, dans des intérieurs nimbés de clair-obscur et éclairés de lumières chancelantes, usant des attributs mystiques de la Sainte pour créer des atmosphères familières et superbes. La lumière de la connaissance, le miroir de la courtisane, le panier qui transporta les linges et les onguents, le feu de la foi qui brûle et illumine, des objets anonymes et familiers, épars dans la simplicité d’un quotidien vécu, n’excluant pas les scènes banales d’une femme à sa toilette ou occupée à la lecture. La peinture s’impose dans ces œuvres, la suavité des couleurs et des matières renforcent encore davantage l’intention de l’artiste qui privilégie la suggestion et la sensibilité plutôt que la grandiloquence. Pour conclure le cycle Brigitte Aubignac peint un portrait de la Madeleine, la main droite reposant sur un crâne. Ce message de la Vanité attaché au personnage de Marie-Madeleine symbolise la fragilité des plaisirs humains mais c’est aussi un défi à la mort que le Christ a su vaincre par son sacrifice. Cette représentation est particulièrement vivante et actuelle, elle ressemble à quelqu’un qui pourrait nous être proche. Comme la peintre aime à le faire, elle a probablement immortalisé là un modèle de son entourage.
Ce portrait constitue les prémices d’une technique qu’elle perpétue tout au long de son travail, l’usage des références intimes et personnelles grâce auxquelles, elle construit une œuvre unique et authentique qui s’ancre dans un dialogue permanent avec l’art des Maîtres anciens, tout en nous proposant une vision revisitée et actuelle d’une certaine idée de la peinture ; l’artiste affirme son style et ses préférences picturales, elle est du côté de l’éternité de l’art.
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Après le cycle de « l’Abri Tranquille », Brigitte Aubignac aborde une nouvelle série d’œuvres qu’elle intitule « Au Sanctuaire », liée à un autre récit concernant Marie-Madeleine, qui situerait le lieu de sa retraite et son tombeau à Éphèse. Elle raconte : « Alors que je terminais « l’Abri Tranquille » je lus un texte de Grégoire de Tours qui évoquait une autre légende plus ancienne que celle de la Sainte Baume, qui décrivait l’existence d’un tombeau de Marie de Magdala à Éphèse et je retins cette phrase : « Dans cette ville repose Marie-Madeleine n’ayant au-dessus d’elle aucune toiture ». Suivant cette tradition éphésienne cet emplacement aurait été un atrium précédent un sanctuaire ». Le lieu consacré au culte d’Artémis depuis le VIIIe siècle avant JC, changea de destinataire avec l’arrivée de la chrétienté. C’est ainsi que bien avant la grotte de la Sainte-Baume, Madeleine fut vénérée en orient. Cette révélation provoqua chez l’artiste un désir fondamental de lui construire un toit, un lieu de vénération, un sanctuaire où chacun pourrait venir lui allumer une bougie, la solliciter de quelque grâce et où la Sainte serait représentée par une sculpture au pied de laquelle les pèlerins déposeraient leurs offrandes. C’est alors que surgit dans sa vie l’image d’une sculpture de la Madeleine qui la fascine. C’est une représentation archaïque de l’Apôtre pénitente, entièrement recouverte de ses cheveux, deux genoux ronds et lisses émergeant de sa chevelure, comme des points de contact, émoussés par le toucher de mains implorantes dans un échange tactile en quête de pénitence ou de partage de la douleur et de l’espérance : « …l’image de ces deux genoux ronds lisses et clairs fit alors surgir en moi des visions toutes nouvelles de dévotion à la Sainte…» La sculpture devient ainsi, pour l’artiste, un objet d’une valeur symbolique particulière, réceptacle d’une charge émotionnelle pleine d’ardeur fervente nécessitant un lieu pour l’accueillir et où chacun pourrait lui adresser ses suppliques et ses prières. « Je savais alors, dit-elle, que je peindrai pour la sculpture. Lui peindre un toit, un lieu où lui déposer la dévotion, et des gens pour lui rendre hommage, d’où le titre « Au Sanctuaire ». C’est ainsi que naquit cette série de 16 petits tableaux entre 1997 et 2001, pour défier la logique et narguer les sceptiques en quelque sorte, toujours dans cette intention d’affirmer un décalage certain avec la rationalité de notre époque. C’est un signe de liberté que nous adresse l’auteure de ces œuvres, contre toute les tendances progressistes qui se rient des croyances et du recours au divin. Elle écrit : « Alors face à tous les blasés du miracle mes images offrent une vision d’un lieu sacré, refuge d’une expérience mystique où des femmes, des hommes se consacrent pour une vie, pour un jour au sens du divin. » La sculpture de Madeleine qui habite ce Sanctuaire est l’image qui intercède auprès du Divin pour l’accomplissement des vœux et des prières. Et les petits tableaux, tous du même format (18 x 23 cm), qui naissent de cette lente maturation-- caractéristique des peintres qui peignent à l’huile - nous livrent les scènes de fidèles implorants (« Un lieu pour tous »), de pèlerins en contrition ou en adoration, allumant des bougies (Le vœu sincère »), apportant des offrandes (« Les offrandes », « le chant des offrandes »). Le lieu est vivant et animé, la foule s’y presse (« Arrivée au Sanctuaire »), procède à des rites sacrés, dépose des ex-voto (La salle des ex-voto »). Des femmes « perdues » à demi-nues s’y retrouvent, prostituées repenties en quête d’un repos (« Pour une vie, pour un jour »). Tout un peuple s’anime que peint l’artiste sous forme de portraits esquissés noyés dans la pénombre. La tonalité dominante d’un vert sombre suggère un lieu sous-terrain parcouru par des ombres. Quelques figures émergent et se précisent en premier plan. La peintre affirme alors son art du portrait, donnant vie à certains personnages emblématiques comme « La gardienne du sanctuaire » et quelques autres.
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L’ensemble du Sanctuaire fut présenté à Pékin en 2005, mais hélas, l’exposition à peine inaugurée fut frappée par la censure chinoise et immédiatement fermée. Geneviève Brérette, dans un article dans Le Monde du 24 mai 2005 raconte l’épisode : « La rencontre de la Madeleine d'Aubignac et du Bouddha avait eu lieu dans le temple de l'Intelligence, un des plus beaux qui soient à Pékin. Le projet de l’artiste, seize petits tableaux, accrochés en ligne, sur une cimaise blanche, avait donc été accepté à Pékin. Mais l'exposition, tout juste ouverte, a été fermée. Sans doute, installer ces images dans un temple bouddhique était une entreprise risquée… » La Madeleine ou du moins l’évocation du culte qui lui est rendu dans cet ensemble d’œuvres n’était pas la bienvenue. La présence de quelques pécheresses dénudées en est peut-être la cause. La peinture, même la plus innocente, reste toujours le lieu de la transgression suprême. Qui l’eut dit de la Madeleine de Brigitte Aubignac ?
Cet ensemble d’œuvres nous rappelle cependant que les croyances sont éternelles et que le recours au Divin devrait nous permettre de transcender bien des préjugés. La Marie-Madeleine de Brigitte Aubignac nous guide en cela tel un symbole d’humanité, de rédemption, de dévotion et d’oubli de soi. Elle-même n’eut pas la vie facile, son immense influence fut combattue par les propres compagnons de Jésus. N’oublions pas, en effet, que sa position dans l’histoire chrétienne est encore très controversée. La divulgation récente de l’Evangile de Marie, texte du IIème siècle écrit probablement en grec et traduit plus tard en langue copte, nous fait pressentir une place privilégiée de Marie-Madeleine auprès du Christ, certains affirment même qu’elle fut son épouse. En tout cas il semblerait que Jésus ne transmit qu’à elle seule un enseignement secret qu’elle dévoila aux Apôtres, au grand dam du Disciple Pierre qui se voulait héritier du Maître. Une femme ne pouvait alors posséder la Connaissance… son message n’en est pas moins déterminant. Madeleine porte en elle le salut de toutes les femmes par sa force morale et son savoir ; son influence fut combattue par la communauté des premiers chrétiens. Pour autant, elle n’en acquit pas moins un statut de Sainte, Apôtre, Prêcheresse, symbole de la femme, à la fois dévouée et combattive, capable d’enflammer des foules. Son rayonnement est immense et sa force sage et tranquille communique une espérance de vie, une certaine paix intérieure dont l’artiste témoigne dans un troisième cycle d’œuvres qu’elle intitule « Après les larmes », peint entre 1999 et 2002.
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« Après les larmes » compte une série de quinze dytiques aux dimensions toujours réduites de 28 x 18 cm. L’image de la Madeleine biblique s’éloigne, mais la ferveur et le recueillement demeurent dans une intention plus universelle et plus actuelle, chaque diptyque comportant un volet presque votif, allusion à la dévotion, à la réflexion introspective conduisant à la paix intérieure. Les gestes du quotidien restent empreints de piété et d’ardeur, bien que l’artiste favorise ici la description minutieuse de la vie intime de quelques personnages choisis, dans la simplicité, presque la banalité d’une vie quotidienne, sans histoire grandiose, dont l’importance relève de l’intangible, de l’indicible, valeurs philosophiques plutôt que religieuses. Elle accorde à chaque menu fait de l’existence une attention méticuleuse créant une atmosphère de recueillement, qui, plus qu’un repli sur soi, souligne l’universalité de moments vécus dans la simplicité et le renoncement. « Ce qui intéresse Brigitte Aubignac, écrit Luigi Meneghelli, c’est créer une atmosphère, un climat, un état d’âme, énoncer un ensemble de « non-faits », de non- évènements, qui créent un rayonnement, un halo, un espace dans lequel se dessine, en contre-jour un nouveau destin d’ascèse. ». Il s’agit toujours de décrire une certaine solitude, celle qui favorise la découverte de soi et développe la faculté de contemplation et d’émerveillement face à ce qui nous entoure. C’est la leçon de la Madeleine qui conduit à l’abandon des choses pour accéder à l’humilié et à la liberté de l’esprit. C’est cet abandon que peint l’artiste. Ses tableaux sont habités par une série de personnages expressifs, parfois joyeux, parfois nostalgiques et souvent graves. Leurs visages reflètent les pensées les plus contrastées qui vont de la méditation, à l’étonnement, à la dévotion, à la réflexion intense ou rêveuse… Tout un peuple s’émeut ici de la beauté d’un paysage (« Quand tout est calme », « Salue le jour », « Garde ta foi »), s’épanouit dans l’accomplissement de gestes quotidiens (« Au matin la Prière », « C’est le geste quotidien », « Elle habite sa solitude ») ou semble s’interroger sur sa destinée (« Dans le silence volontaire », « cherche ta vérité », « Écoute ton cœur ») ou bien encore danse (« Danse ! »). Chaque scène se déroule en deux temps : par exemple, un personnage rêve et l’objet de son rêve se projette sur le second panneau du diptyque où se matérialise sa pensée (« Quand tout est calme »)… Il en est ainsi des 15 scènes de l’installation « Après les larmes » qui composent un ensemble homogène racontant une histoire. Cette histoire est contenue dans une phrase cachée qui déroule sa narration dans la juxtaposition des titres de chaque tableau, du premier diptyque au dernier ; en effet lorsqu’on les assemble une phrase apparaît qui donne la clé du sens mystérieux de ces œuvres. Selon un mode quasi filmographique, les plans successifs se complètent, créant un récit dont il faut sonder le secret message. L’atmosphère troublante de ces peintures est accentuée par une technique picturale propre à l’artiste, en demi-teintes et clair-obscur où s’impose souvent une tonalité à dominante verte, caractéristique de toute la série des œuvres dédiée à la Madeleine. Elle affirme ici son art dans une volonté figurative qui conserve sa manière d’esquisse. Le trait n’est pas accentué, la forme s’impose en contre-point du fond pictural dont elle émerge. Peu à peu, le style s’impose qui d’une réalité simple et banale fait naître une fiction transcendantale ; sans rhétorique, ni code magique, la peintre nous délivre un message universel, émouvant, un hymne à la vie.
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Ces trois cycles de La Madeleine qui s’achèvent en 2002, sont le prélude à une œuvre intense que Brigitte Aubignac a développée depuis lors. Ce fut aussi le laboratoire d’une pensée active dont on retrouve le reflet dans les séries d’œuvres qui suivirent. Car depuis lors l’artiste a une prédilection pour les ensembles thématiques – La Madeleine, Portrait anonymes, les Garçons, les Maquillages, les Faunes, les Insomnies et d’autres encore. Depuis les petits formats qu’elle privilégia au début de son travail, et qu’elle continua d’utiliser dans certains groupes de tableaux, elle a peint des toiles de grande dimension surtout dans la série des faunes. Sa préférence pour le portrait, déjà nettement affirmée n’a cessé de grandir, tout en se précisant dans une représentation plus clairement figurative. Et l’esprit que La Madeleine insuffla à l’œuvre de l’artiste, toujours intact, toujours présent, la confrontant aux incertitudes et aux vicissitudes à combattre obstinément.