top of page

"Introduction" Stéphane Tarroux, Directeur du Musée Paul Valéry
"Brigitte Aubignac, Un Certain Regard" Dominique Stella, Commissaire d'exposition
"Il est fou mon coeur" Claire Jacquet, Critique d'art
Catalogue de l'exposition "En Regard", Éditions Loubatières 2024

​Le Musée Paul Valéry inaugurait il y a dix ans sa première biennale de la série des "4 à 4"; Le visiteur était invité à parcouri l'exposition de quatre artistes contemporains différents. Chacun présenté dans son espace, sans aucun thème fédérateur. Avec "4x4", "En Regard" partage l'ambition de faire découvrir des artistes d’aujourd’hui hors de toute volonté démonstrative préexistante.

​

Plusieurs raisons nécessitaient une évolution. Présenté dans des espaces plus vastes, le corpus réuni gagne en consistance et donne à voir le développement du travail des artistes sur une durée plus longue. La mise en regard restraint ensuite la part d'arbitraire et invite à rechercher des points de comparaisons possibles. Le dispositif - deux expositions individuelles - induit en effet que puissent exister des rapports de convenance ou de disconvenance entre les oeuvres et que s'établisse un dialogue entre elles, même à leurs corps défendant. Cela appartient aux visiteurs.

​

Dans les cinq séries présentées, toutes réalisées entre 2003 et 2024, Brigitte Aubignac se joue avec finesse des attentes du spectateur et trouve là, dans l'interstice du jeu, un espace de liberté. Elle le fait avec la pleine maîtrise des moyens techniques qu'elle a enseignés et surtout dans la conscience parfaite des ressources de la peinture. La simplicité et la grâce du naturel dont est habituellement investi le modèle à la toilette n'ont ainsi plus cours dans la série des "Maquillages". Les déformations et les grimaces, parfois poursuivies sur le chant du tableau, ont l'élégance de faire sourire. Le regard porté sur soi dénote une exigence de vérité sans concession. Se maquiller équivaut à farder ou à truquer la réalité en utilisant la couleur. La toile, confondue avec le miroir, accessoire habituel de la vanité, devient auxiliaire du vrai. Autre variante de l'autoportrait au miroir, Le Cri emprunte au chef-d'oeuvre de Munch son titre et au Désespéré de Courbet sa composition. En peinture, le cri est d'abord un silence, redoublé ostensiblement ici par un bâillon enfoncé dans la gorge ouverte. Les corps des "Insomnies" disent assez les batailles intérieures imposés par une souffrance silencieuse.

​

Les figures peintes par Brigitte Aubignac sont généralement marqué par l'instabilité, personnages d'adolescents des "Garçons", ou créatures mi-humaines mi-animales qui se devinent faunes ou faunesses à quelques détails discrets. Les "Statues" ne sont pas elles-mêmes figées dans une forme close. Elles sont des "témoins muets, écrit Brigitte Aubignac, de toute une existence humaine à travers l'histoire de l'art". Le peuple des statues s'assemblent dans de vastes collages qui font émergés des récits latents. Toute la peinture de Brigitte Aubignac est marqué par l’intranquilité. Se retirer dans une solitude pour aller jusqu'au bout d'une connaissance de soi était la volonté prêtée a Marie Madeleine dans "l'Abri Tranquille", petite série de douze peintures à l'huile sur la retraite de la pénitente, femme fardée s'il en fut. Ontologiquement équivoque; Marie Madeleine incarne une double aspiration, à la fois spirituelle et charnelle. Entre l'idéale d'un ordre qui garantit l'harmonie du monde et la vie faite de l'imperfection, du manque et de la mort au coeur meme de notre experience, Brigitte Aubignac, comme Marie Madeleine, ne se résigne pas à choisir: elle aime tout et se risque à tout.

​

​La virtuosité technique de Nazanin Pouyandeh est éblouissante. Invoquer la tension éculée entre peinture et photographie à travers la question de l’hyperréalisme serait faire fausse route. Il convient plutôt de rappeler que le peintre a aujourd’hui en sa possession de multiples sources d’images dont il peut disposer sans hiérarchie. Mais il faut resituer cette ressource dans une circonstance biographique particulièrement éclairante : née à Téhéran, dans un pays fermé à la circulation des images, puis confrontée brutalement en France à leur fluidité, Nazanin Pouyandeh est convaincue de la porosité des frontières entre les arts, mais aussi entre les époques et les cultures où ils se développent. L’ouverture du monde contemporain favorise le syncrétisme des solutions pour prendre en charge les grands invariants universels à travers le temps et l’espace. Aussi la peinture japonaise, l’art africain, la peinture d’histoire et l’art sacré depuis Fra Angelico, Gauguin ou Bonnard,se mêlent-ils, selon le principe d’association, dans d’authentiques scènes de songe, compositions qui font place aux rencontres inattendues ou incongrues, provoquant déformations et disproportions. Les motifs ou les lieux communs épuisés se rechargent alors étrangement de mystère et les gestes des personnages paraissent solennels, comme investis dans un rituel sacré où se jouerait éternellement la tension entre le désir et la mort. Le récit de Lucrèce en est tout particulièrement exemplaire : par la multiplicité même de ses incarnations successives au sein de la série, il est élevé au rang d’archétype, autrement dit de mythe universel. La composition empruntée aux portraits peints par Lucas Cranach, mais surtout à la peinture vénitienne qui fait de Lucrèce une figure érotique, ou encore à Guido Reni, dit la souffrance féminine. Mais, figure sacrificielle, Lucrèce remporte aussi une victoire d’une forme paradoxale. Ne parvient-elle pas en effet à éveiller la compassion, autrement dit à toucher ? Comme la dague perce le corps, le regardeur se blesse à exercer sur la figure de Lucrèce l’acuité de son regard. Toucher dans l’instant même du regard, telle paraît être l’ambition qui doit animer la peinture selon Nazanin Pouyandeh.

 

Le travail de Brigitte Aubignac et Nazanin Pouyandeh demeure un processus individuel et n’a donné lieu à aucune collaboration ou cocréation. Les deux artistes ne se connaissent pas et se distinguent autant par leur formation que par leur histoire personnelle. Étrangères l’une à l’autre, singulières dans l’espace qui les dissocie tout en les rassemblant, chacune partage néanmoins avec l’autre des questions qui ne relèvent pas que d’un simple effet de lecture. Des réponses différentes sont apportées à des interrogations communes et inhérentes à la pratique de la représentation, sans qu’il soit question d’instaurer un rapport de force ou d’établir une hiérarchie entre deux peintres, deux femmes.

"Brigitte Aubignac, Un Certain Regard" Dominique Stella, Commissaire d'exposition

Dans cette « presque » rétrospective qu’a choisie de présenter Brigitte Aubignac au musée Paul Valéry de Sète, l’artiste nous donne l’occasion de découvrir un nombre important d’œuvres qui souligne l’étendue de son travail. Ce panorama à travers plus de vingt ans de peinture, de 2003 à 2024, permet de juger de l’ampleur de son talent, qu’elle développe inlassablement depuis ses premières toiles qu’elle réalisa à la fin des années 1980. Nous ne remonterons pas si loin dans son aventure picturale, même si les premiers tableaux contenaient déjà cette forme si sensible et si intime caractéristique de son œuvre et affirmaient déjà sa volonté de peindre, toujours à l’huile, malgré les réticences d’une époque qui lui était contraire. Ce fut un long et patient cheminement pour rencontrer enfin des jours nouveaux plus enclins à la découverte de son travail. Son parcours s’insère donc dans le temps de la longue durée, alors que dans les œuvres elles-mêmes la peinture nous dit mille choses de son éternité, de la continuité de son message, et de la possibilité d’établir un lien qui unit le passé au présent dans une réappropriation de l’Histoire. Sans volonté de rupture, le travail de Brigitte Aubignac témoigne d’une contemporanéité en prise avec le réel, dans l’imaginaire de la représentation, mais aussi dans la réalité de l’être et l’évidence d’une présence ou d’une action. L’artiste élabore sa recherche patiemment et la transcrit dans une expression picturale à la fois forte, sensible, introspective, mais aussi impertinente et ironique, nous dévoilant des visages, des regards et des corps révélateurs de leurs émotions, de leurs doutes, de leur douleur et de leur joie, avec la délicatesse caractéristique de certaines des figures féminines qui habitent ses tableaux, mais aussi avec la détermination de l’Homme qui marche de Giacometti, cité à plusieurs reprises dans les dernières réalisations, ou encore avec la violence et l’angoisse que l’on ressent dans certains des portraits ici exposés, tel Le Cri.

 

L’artiste cultive donc l’émotion comme moteur des sujets qu’elle développe, une émotion réelle, vécue, suggérée à travers l’expression d’une vitalité contrastée et complexe retranscrite, sans complaisance, au-delà d’une volonté de séduction, mais dans la réalité révélée des apparences. Souvent des visages, mais aussi des personnages imaginaires ou réels renvoyant à l’intimité de l’être humain, nous poussant à réfléchir, créant de l’amusement, de l’introspection et parfois un certain désordre émotionnel. Elle nous offre ainsi des galeries de portraits et de personnages qu’elle décline au fil du temps selon des thématiques qu’elle appelle « séries » dont le déroulement s’articule en moments successifs, en séquences qui ne sont jamais des ruptures mais seulement des passages tant les tableaux dans leur ensemble conservent leur homogénéité. L’exposition propose donc des œuvres appartenant successivement à la série des Portraits Anonymes (2003-2004), puis à celle intitulée Les Garçons (2005-2008). Dans la chronologie du parcours de l’artiste vient ensuite la série Les Faunes, fresque qui tel un conte légendaire effleure les confins d’une mythologie empreinte de valeurs éternelles, mais reprenant aussi des sujets vraiment actuels. Cet ensemble d’œuvres occupe une large période de sa production (2006-2018). Il donna lieu à une présentation exclusive en 2018, à la galerie Pierre-Alain Challier à Paris. De ce fait, dans l’exposition, Brigitte Aubignac a choisi de ne représenter cette thématique que par le seul triptyque : Le Faune à
la bassine. Représentatif des êtres hybrides de la série des faunes il introduit cependant parfaitement, par son caractère intime, la série Les Maquillages (2014-2015) et celle intitulée Les Insomnies (2009‑2024). Dans la suite de ce cheminement, est né depuis 2022 le cycle de peintures Statues etc. Cet ensemble de tableaux et de gouaches (ne sont présentes dans l’exposition que les huiles sur toile) relie une conception d’un présent imaginaire aux temps lointains d’une histoire de l’art que l’artiste parcourt librement par le biais d’une confrontation plus plastique qu’émotionnelle, faisant la part belle aux citations et contribuant de ce fait à « donner un regard en miroir sur la multiplicité et la richesse de nos cultures » dit l’artiste, comme un contrepoint à l’avalanche des images d’aujourd’hui.

 

La figure occupe une part déterminante dans l’œuvre de Brigitte Aubignac et toutes les séries, à l’exclusion de Statues etc., s’attache à l’humanité des sujets représentés dans leur simplicité, dans leur quotidienneté, comme surpris par un arrêt sur image, révélateur de la vivacité des expressions et témoin d’un instant dérobé. Pour accentuer cette impression fugace de l’action, dans la suite de Portraits Anonymes, les personnages sont caractérisés par un attribut ou une fonction, l’une exhibe avec désinvolture son soutien-gorge (Le Soutien-gorge1), l’autre clame haut et fort sa colère (La Militante). L’artiste présente ainsi une galerie de personnalités originales, symboles d’une manière d’être, d’une forme d’existence à la fois réelle et fictive. Elle nous entraîne dans un récit dont on pourrait écrire, comme dans les génériques de film « que ceci n’a aucun rapport avec des faits réels et toute ressemblance avec des personnages existants est fortuite »… Quelques doutes nous habitent cependant, à propos de cet anonymat, car Brigitte Aubignac nourrit son travail d’impressions, de sensations, de sentiments et de détails recueillis à même la vie. Ces portraits et figures interpellent donc, car ils représentent la mise en scène de faits et d’événements minimes mais essentiels, propres à susciter la curiosité et à attirer l’œil du visiteur féru d’anecdotes et d’intrigues, capables d’activer son imagination et de nourrir son propre ressenti. La verve de ces Portraits Anonymes se retrouve, un peu plus tard vers 2019-2020 dans des Selfies, prises de vue sur le vif, restituant l’instant fugace.

 

Cette même aptitude à restituer le vécu se retrouve dans la série Les Garçons, peut-être un peu moins anonyme que la précédente, car probablement inspirée par son fils, alors adolescent, présent dans son quotidien durant la période où elle exécuta cet ensemble de petits tableaux. L’inspiration y est plus intimiste, plus familière et s’anime dans des descriptions de scènes intérieures qui servent d’écrin à un personnage central, toujours un garçon, dont les caractéristiques et les attitudes soulignent la jeunesse, ou la maturité quelquefois, mais aussi l’humeur : désinvolture, préoccupation, indifférence, joie… Ce sont des portraits d’attitudes construits dans des environnements qui concentrent la présence du modèle dans un décor réaliste mais sommaire. L’artiste y travaille le détail des corps, des vêtements et de l’espace selon une technique picturale qui souligne l’actualité du moment, tout en adoptant des techniques traditionnelles de construction de l’image dans le respect des perspectives classiques et de la précision des formes. Dans ces petites œuvres, l’évocation d’espaces à peine esquissés se dilue dans une liberté d’exécution rapide, sensible et suggestive. À l’intérieur des lieux, juste ébauchés, chaque personnage vit de son existence propre, définie par une action, une attitude, un objet, un cadre presque anecdotique s’inscrivant dans une scène de la vie ordinaire, suggérant une humanité tellement similaire à la nôtre, mais aussi tellement universelle.

 

L’émotion vive et touchante s’exprime encore davantage dans la série des Maquillages. Suite de petits tableaux, en gros plans, saisissants d’expressivité, qui dans toutes les nuances de blanc, de crème et de rose, révèlent un instant exclusif de la toilette des femmes. Ce moment où les visages grimacent et se contorsionnent afin d’atteindre à la perfection de l’image tant souhaitée. Nous ne sommes pas éloignés d’une représentation archétypale dans ces figures féminines, occupées à leur maquillage, même si, dans nombres des portraits, nous pouvons reconnaître l’auteur qui nous livre ici des moments réservés et personnels. Certains autoportraits, donc, et d’autres visages aussi spontanés, expressifs et tellement vibrants se métamorphosent dans le miroir au moment de la toilette. La thématique est singulière mais nous rappelle que la femme à sa toilette fut un sujet récurrent dans l’histoire de la peinture. De Titien à Bonnard en passant par Renoir, Berthe Morisot ou Degas et tant d’autres, les artistes ont longtemps peint cet instant secret, presque impudique. Chez Brigitte Aubignac, le temps de l’intime fait ici l’objet de variations, comme en musique, capables de traduire en ombre et lumière la vérité des êtres avec une désinvolture quelquefois pleine d’humour mais aussi si sérieuse ! Moments d’éternité dans le transitoire de l’instant dirait Baudelaire. Les camaïeux de beiges rosés restituent la carnation rehaussée par le contraste d’un regard sombre ou par le souligné rouge des lèvres. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, les joues caressées par le blush s’offrent à la main experte qui procède à la métamorphose. L’action se double d’une composition en diptyque accentuant le caractère presque caricatural d’un moment de tension visant à la perfection souhaitée. « Peu importe que la ruse et l’artifice soient connus de tous, écrivait Baudelaire, si le succès en est certain et l’effet toujours irrésistible2 . » Le regard du spectateur absent invente la psyché virtuelle dans laquelle se reflète le visage. L’illusion est totale et nous rappelle le goût de l’artiste pour l’anecdote et son attachement aux scènes de la vie ordinaire. Puis, selon ce même récit, exercé à retranscrire des moments particuliers de l’existence, Brigitte Aubignac peint Les Insomnies qui montrent une femme que le sommeil fuit. Elle affronte son exaspération et par de vaines tentatives de diversions, elle s’efforce de trouver le repos. Ici un canapé supporte sa fatigue, elle s’y affale et s’abandonne, là des coussins soutiennent son ennui. Autant d’attitudes lasses et déprimées viennent suggérer bien des nuits blanches qu’aurait connues l’artiste et dont elle partage avec nous des impressions de solitude et de détresse. Le sujet s’avère insolite, loin des innombrables dormeuses de l’histoire de l’art, ces insomniaques interpellent par leur originalité et leur réalisme. Le thème est audacieux et l’artiste y répond avec sa verve picturale apte à décrire mille états d’âme, avec le soutien d’une palette de couleurs souvent vives qui adoucit la noirceur d’instants douloureux. Mais la difficulté d’être la poursuit et l’on reconnaîtra dans quelques petites œuvres des années 2016-2018 une série d’autoportraits sombres dans lesquels la tension s’exprime dans un registre dominé par les noirs et parmi lesquelles l’œuvre Le Cri est la plus significative. Une femme bâillonnée tente de hurler son désespoir, son impuissance, son angoisse et sa rage. Un morceau de papier blanc enfoncé dans la bouche la réduit au silence et son regard intense et désespéré nous lance un appel au secours. La peintre se représente ici dans un autoportrait saisissant, témoignage de ses propres peurs et de son propre enfermement causés, peut-être, par l’isolement et la solitude contrainte de l’artiste longtemps écartée des circuits officiels, parce que femme et parce que peintre. Au-delà d’une problématique personnelle, ce Cri signifie aussi, que toujours aujourd’hui et bien que les temps aient comblé de nombreuses lacunes, la condition de la femme – de certaines femmes – reste conflictuelle, inégalitaire et parfois aussi terriblement dangereuse.

 

Mais les temps changent et durant les trois dernières années, nourrie d’une inspiration nouvelle, s’est imposée la série Statues etc.. Il s’agit ici d’un ensemble de tableaux, dont tous mettent en scène des sculptures ; accumulation fictive de statues qui appartiennent à l’histoire de l’art et que l’artiste intègre dans des compositions hétéroclites où se côtoient les civilisations, les époques, dans un joyeux bazar qui ressemble à un musée imaginaire fort mal rangé. Ce savant désordre ne privilégie aucune hiérarchie, aucun style, ni ne se réfère à aucune époque particulière. Il constitue une vision animée, contradictoire et intemporelle d’une histoire de l’art re-visitée. Une Danseuse de Degas côtoie une sculpture de Giacometti, l’Araignée Maman de Louise Bourgeois épouvante les Trois Grâces de Pradier, la statuaire africaine rencontre l’esprit de la Renaissance… L’artiste rivalise d’habileté dans les partitions de ce concert baroque fait de juxtapositions improbables, mais toujours harmonieuses. Elle suggère que « c’est une cour des miracles, ou de récréation pour statues où dialogueraient de façon fortuite des œuvres d’époques d’origines différentes, assemblées par goût et affinité ou par simple jeu formel. » La touche picturale est affirmée et les couleurs acides, souvent des jaunes et des verts construisent un hymne joyeux à l’art de tous les temps.

 

Brigitte Aubignac, en toutes circonstances, affirme son attachement à la longue histoire de la peinture, mais n’omet jamais de nous signifier que son travail est actuel et s’inscrit dans un mouvement qui, au-delà des apparences, dépasse les images, dont les flux incessants défilent sur nos écrans. Ses œuvres se distillent en une sensation lente et sensible, à la fois pénétrante et mystérieuse, et transmettent au plus profond de l’être des énergies impalpables et indicibles. Elles se révèlent et nous émeuvent, c’est en cela que réside le mystère de ses tableaux.

"Il est fou mon coeur" Claire Jacquet, Critique d'art

Plonger dans le travail de Brigitte Aubignac, c’est avoir presque immédiatement la sensation d’entrer dans un monde d’intimités et de secrets. Me voici à contempler des femmes sujettes à des insomnies, des hommes à moitié dépoitraillés avachis sur des canapés surpris dans des activités peu glorieuses – remonter leurs chaussettes, brancher des fils électriques —, des faunes qui surgissent de nulle part pour partager quelques plaisirs fugaces, une artiste en prise avec ses pinceaux, son mascara et ses effets blush jusque dans ses séances de maquillage. On y sent l’abandon, le doute, la vacuité – l’infinie liberté à se jouer de tout et sans crainte.


Et puis, il y a un autre monde, parallèle, qui se peuple de statuettes de terre cuite, de déesses mères, de putto déluré, de Vénus d’ici et d’ailleurs, lui aussi suspendu. Celui des musées, des salles de présentation et des réserves, des parcs de loisirs ou des ateliers d’artistes lorsque les productions s’accumulent au fil du temps jusqu’à composer une sorte de bric-à-brac de curiosités. J’intercepte confusément une statue de l’île de Pâques qui, placée un peu en hauteur, surplombe une sculpture de Modigliani, tandis que le dieu Pan guide par sa flûte l’échappée d’Ève du paradis (ou bien une Suzanne pas farouche après la baignade), sans convaincre la petite danseuse de Degas qui donne l’impression d’attendre des instructions (ou qu’on la considère) avec son tutu rose, à deux doigts d’être embarquée dans les pas de l’Homme qui fend l’air plus qu’il ne marche de Giacometti. Sur le côté, un personnage se concentre sur son pied à la recherche d’une mystérieuse épine. Ce jeune homme, je le reconnais comme le modèle du Tireur d’épine vu au musée du Capitole à Rome ; derrière son dos, comme une parenthèse à son intimité, il faut deviner la grâce d’un geste pour le moins inhabituel. J’aime l’Italie et les Italiens. C’est de « l’Antique d’après l’Antique » pur sucre. J’imagine l’artiste, notoirement installé dans son Latium natal et sous inspiration hellénistique, essayant de réinterpréter cette image rémanente. Et de siècle en siècle, cette œuvre s’est baladée de Rome à Paris, « prise de guerre » par Napoléon ravi par l’aubaine d’enrichir les collections du Louvre, puis retournée à domicile.

​

On se balade ainsi dans les toiles de Brigitte Aubignac, à croiser des fantômes de l’histoire de l’art et des répliques de fantômes. Dans l’espace et dans le temps, on circule aisément. Généralement, je suis encline aux itinéraires bis, me voilà servie. Sous les siècles, que voir ? Les collectionneurs et les conservateurs en font tout un baratin (ils auraient tort de spéculer sur l’identité de tel ou tel — Canova ? Carpeaux ? — ce n’est pas là que ça se passe…). L’univers de Brigitte Aubignac s’arrête là où ça bavarde. « Point trop n’en faut », elle va aux sources, comme Madeleine va à la fontaine pour s’abreuver, brouiller les pistes, ni vue ni connue. Car trouver quoi ? Une solution ? Quand bien même la trouverait-on, alors le jeu s’arrêterait ? C’est là que les faunes interviennent, ils sont à la lisière de notre quotidien de plus en plus urbain, avec leurs allures rustiques et leurs oreilles en pointe. Entre les sculptures, ils chuchotent des choses insensées, perturbent l’ordre établi, jouent avec des clowns de chiffon et des bombes de couleur. La légende raconte qu’ils sont les fils de Faunus, le troisième roi d’Italie, fécondent les troupeaux et les défendent contre les loups. Eux sont là pour secouer la corne d’abondance, et toute une descendance également.

 

Regarder les toiles de Brigitte Aubignac, c’est voir ressurgir des rescapés de récits anciens qui n’ont rien d’inertes, bien au contraire (on parle de « séries » dans son travail mais son œuvre est en soi une série avec ses multiples épisodes, rebondissements, dont il faut suivre la ritournelle des héros et héroïnes). C’est un peu comme assister à un concert de rock avec un crooner argentin jusqu’à ce que le chœur des Petits chanteurs à la Croix de bois s’en mêle. L’artiste se faufile dans les plis de l’histoire de ses modèles, comme un puzzle impossible à reconstituer. « E pazzo il mio core » (« Il est fou mon cœur ») chantait la compositrice Barbara Strozzi, née à Venise en 1619 (toujours l’Italie…), à l’affût des canons musicaux de l’époque pour exprimer un nouveau phrasé, empreint d’une sensibilité pleine d’audace (également cantatrice, le charme de sa voix est comparé à celui des sirènes). «Enfin, a dû se dire Barbara, une bonne dose de musique baroque qui n’a plus peur de dire Va bene à la poésie des affects et renvoie la rhétorique aux oubliettes » grâce à sa palette expressive qu’elle entend proposer « anxieusement au grand jour » (cette phrase, écho aux traversées nocturnes de Brigitte Aubignac, me touche).

 

Ouvrir les yeux sur le travail de cette peintre, c’est faire l’expérience de s’engouffrer dare-dare dans la sensualité de ses œuvres aux touches généreuses et aux couleurs pleines d’éclat, son ambivalence, la tension émotionnelle entre son album de famille et l’histoire de l’art. On y pressent les liens imperceptibles, les complicités, les connivences. Les deux mondes se rapprochent, les visages s’effleurent, les groupes se constituent, s’interpellent, se caressent — un chien bondit vers une silhouette en albâtre, un enfant boude près de sa mère (à moins qu’il ne s’agisse de Flore annonçant le printemps ?). Monde de tendresse, de coulures et de giclures, entre les morts et les vivants liés par l’art, joyeux et inquiétant. Un cœur s’affole ? Il part à l’aventure…

© 2025 by ARCtwenty

bottom of page